Ils étaient sortis de la forêt après une bonne heure de marche et ils continuaient de suivre la même route de terre battue, qui traversait à présent un terrain vallonné. La plupart des champs environnants étaient en friche, comme l’étaient ceux autour du village natal des jumeaux. Drakëwynn leur ayant expliqué que les épidémies sévissaient actuellement sur un rayon de plusieurs centaines de kilomètres alentour, ils supposèrent, à juste titre, que ceux qui étaient sensés s’en occuper devaient se trouver malades, ou même morts. « Si personne ne s’occupe de ces champs, les gens d’ici vont manquer de nourriture cet hiver… Et peut-être même l’année prochaine, commenta Kyr.
– Encore plus de gens vont mourir alors, ajouta sa sœur.
– Certes, approuva la ménestrelle. En plus, mal nourris, ces gens seront des proies faciles pour les maladies. Ainsi, les récoltes prendront encore du retard, ou ne seront pas bonnes, et ainsi de suite. C’est un cercle vicieux.
– C’est terrible ! s’exclama Kilynn. Ca ne s’arrêtera donc jamais ? On ne peut rien faire contre ça ?
– T’as l’intention de faire les moissons et les labours de tous ces champs à toi toute seule ? » s’enquit platement Drakëwynn.
La jumelle ne répondit pas à cette question, somme toute plutôt rhétorique. Elle mâchouillait une mèche de ses longs cheveux noirs emmêlés. Voyant qu’elle restait songeuse, la Centaure reprit : « Allons, crois-tu que le Roi de ce pays laisserait son peuple s’étioler comme ça ? Non, ce n’est pas possible. Cela signifierait la fin de son royaume. Or, un Roi n’est un Roi que s’il a un royaume avec des gens à gouverner, sinon il ne sert à rien. Il puise actuellement dans la trésorerie royale, et emprunte aux marchands, pour acheter à ses gens de quoi subsister l’hiver, dans d’autres pays non touchés par les épidémies. C’est ce que m’a raconté Giulio, le cavalier qui m’a tannée pour que je vous emmène avec moi. Bien sûr, toutes les denrées achetées seront rationnées et distribuées en petites quantités, mais en attendant, tout le monde pourra manger. Evidemment, ça le ruine d’emprunter et d’acheter comme ça, mais c’est un investissement pour plus tard, pour la survie du royaume. »
La Barde ne précisa pas qu’il était également possible, malgré tous les efforts du Roi, qu’un autre pays profite de cette faiblesse ponctuelle pour annexer le royaume, ni qu’il existait des millions de possibilités pour que cette situation précaire tourne au plus mal. Tout ce qui était de l’ordre des intrigues et des subtilités politiques l’ennuyait. De toutes façons, en disant cela, elle avait pour but premier de rassurer, pas de faire paniquer. « Quoiqu’il en soit, il ne faut pas t’inquiéter plus que ça de l’avenir de ce Royaume, reprit la Centaure. Ni même d’un autre d’ailleurs. Depuis que ton frère et toi avez décidé de me suivre, vous n’avez plus d’attaches et faites partie des voyageurs errants. »
Elle se mit alors à fredonner de manière insouciante, comme si elle ne venait pas de leur asséner brutalement une vérité dont ils n’avaient encore réalisé toute l’ampleur. Les enfants broyaient un peu du noir après cette soudaine prise de conscience. Ils n’avaient plus de racines à présent. Mais la joyeuse Drakëwynn ne paraissait pas se rendre compte de l’atmosphère pesante. Tout à coup, elle s’arrêta de marcher et se frappa le front du plat de la main. « Suis-je bête ! s’exclama-t-elle. Je n’ai qu’à vous trouver un cheval, on irait plus vite comme ça ! »
Les jumeaux restèrent un moment médusés. Ils se demandaient tous les deux si cela n’aurait pas été plus simple qu’ils grimpent sur son dos à elle. Mais puisqu’elle ne paraissait pas considérer cela comme une éventualité, ils n’osaient pas aborder le sujet, internationalement réputé pour être sensible chez les Centaures. En effet, bien que disposant d’un corps chevalin, ces êtres prenaient comme une injure personnelle ne serait-ce que l’idée de porter qui que ce soit sur leur dos. Ils avaient tendance à penser que cela revenait à les traiter de simples animaux de bât, comme les mules par exemple, ce qui les blessait dans leur orgueil. Un brin irrité par l’attitude frivole de leur compagne, Kyr lui demanda abruptement : « Où êtes-vous donc si pressée de vous rendre ?
– Dans le royaume d’Alethrie, répondit-elle sans paraître se formaliser du ton employé par le garçon.
– Si loin ? s’étonna Kilynn. Mais c’est à plus de 600 kilomètres d’ici !
– Je le sais bien, déplora la ménestrelle. C’est bien pour ça que j’aimerais que vous alliez plus vite, même si je suis pas particulièrement pressée comme je disais tout à l’heure. Faut dire que ce genre de mission à deux cuivres, ça se règle en deux jours d’ordinaire.
– Vous voulez faire quoi en Alethrie ? » s’informa Kyr, tout en essayant de ne pas se focaliser sur l’allusion, exagérée selon lui, de deux jours pour parcourir 600 kilomètres.
Visiblement, Drakëwynn ne rechignait pas à répondre aux questions. Elle adorait même souvent partir dans moult digressions si on lui en laissait l’occasion. « Je vais renverser le dictateur en place, expliqua-t-elle cette fois sans détour.
– … C’est vrai ? bredouilla une Kilynn éberluée.
– Ben… Oui.
– Ne dites pas ça comme si ça vous paraissait tout à fait normal ! tempêta Kyr.
– Pourtant ça l’est, assura la monstrueuse Centaure. C’est un vrai tyran, je vais d’ailleurs probablement devoir le tuer…
– Mais c’est… grave et puis dangereux de vouloir tuer un Roi, argumenta la sœur.
– Il paraîtrait que c’est un usurpateur. De toutes façons, je vous avais prévenus que ça allait être dangereux de rester avec moi. Ce sera probablement ennuyeux aussi, parce qu’il va falloir que je trouve un Roi correct pour le remplacer et ça, c’est d’un compliqué ! » Elle soupira d’un air faussement accablé.