Je me suis adossé à une colonne. Je haletais et maintenais debout Carline, dont les jambes flageolaient et les yeux roulaient dans leurs orbites. Bon sang, elle avait besoin de soins de toute urgence ; la fléchette devait être empoisonnée, à moins qu’elle n’ait perdu trop de sang.
Je devais me dépêcher : après avoir inspiré profondément, j’ai jeté un bref coup d’œil derrière le pilier. Aucun poursuivant en vue, mais je les entendais distinctement, au loin. Raffermissant ma prise sur mon amie d’un côté et ma masse d’arme de l’autre, j’ai continué à avancer en prenant garde où je posais les pieds. Je ne voulais pas finir comme Entus ; le sol du vieil édifice s’était écroulé sous ses pas trop lourds et précipités. Son harnois rutilant n’avait pas suffi à le protéger de la chute ; il était mort sur le coup.
En inspectant les alentours, nous avons compris que ce fort était piégé. Le bourgmestre du village avait omis de nous prévenir ! Furieux, j’ai promis de faire payer à ce nigaud bedonnant le décès de notre compagnon. Dielline, d’une voix vibrante d’émotion, avait déclaré : « La colère ne nous mènera à rien pour le moment, Gath. Nous… nous ne nous sommes pas montrés très prudents. Avoue que, mise en garde du bourgmestre ou non, ce n’était pas très professionnel de notre part de ne pas avoir pris le temps de chercher des pièges.
— Bien sûr que nous n’en avons pas cherché ! Le seul danger de cet endroit est censé être un dragon et les dragons sont beaucoup trop présomptueux pour s’abaisser à installer des protections ou systèmes d’alarme, tout le monde le sait ! »
La douce Dielline s’était recroquevillée sous l’éclat de ma véhémence. Les jointures de ses doigts agrippés à son bâton blanchirent. Carline était intervenue en nous assurant qu’elle allait désormais s’occuper des pièges, au cas où il y en aurait d’autres. J’ai soupiré. « C’est une gentille proposition de ta part, mais ce n’est pas ta spécialité.
— Haha ! Je n’ai pas de spécialité, tu sais bien, mais je m’y connais quand même mieux en traquenards que vous deux. »
Elle avait raison, bien sûr. Nous avons donc continué, plus lentement. Pendant que Carline s’occupait de chercher des pièges éventuels, je ruminais en mon for intérieur. Sans Entus, serions-nous capables d’affronter le dragon ? Même si je suis un bon guerrier, je ne portais pas une aussi grosse armure que lui. Nous allions devoir compter sur la magie de Dielline pour en finir au plus vite et Carline devrait probablement nous soigner plus que d’ordinaire. En tous cas, pas question d’abandonner maintenant : nous étions trop avancés dans cet ancien fort qui servait d’antre au dragon. Et la somme promise par le bourgmestre était rondelette, sans parler du prestige d’être venus à bout d’un si formidable adversaire.
« Attention ! » Carline s’était précipitée sur Dielline, les entraînant toutes les deux à terre. J’ai à peine eu le temps de lever mon bouclier pour me protéger de la volée de fléchettes s’abattant sur nous. À ma grande surprise, j’en suis sorti indemne. Mes deux compagnes n’avaient pas été aussi chanceuses : le corps menu de Dielline était criblé de traits et son regard, désormais vide, contemplait le plafond. Carline gémissait, agenouillée à côté du cadavre encore chaud de notre petite magicienne. Elle se tenait l’épaule, dans laquelle était fichée une fléchette.
Atterré, j’ai fixé une dernière fois la douce Dielline. Nous n’allions plus pouvoir continuer à deux, dont une blessée. Si le dragon arrivait maintenant, il aurait tout le loisir de nous dévorer. J’ai attrapé Carline pour l’aider à se relever. « Viens, filons de cet endroit maudit… » Elle gémissait en continu et ne paraissait pas être en état de pouvoir se soigner elle-même. La soutenant de mon mieux, j’ai entrepris de rebrousser chemin en direction de la sortie.
Et puis, les bruits ont commencé, mais pas assez distincts pour que je puisse déterminer quelles créatures les produisaient. Des gobelins ? Des kobolds ? Bon sang, ce pouvait être n’importe quoi ! La seule chose dont j’étais sûr, c’était qu’ils se rapprochaient. J’ai poussé un juron et j’ai bifurqué avec Carline dans un autre couloir. J’espérais ne pas croiser le dragon ou tomber dans un piège, ces derniers ayant certainement été installés par les créatures que j’entendais au loin. C’est là que nous avons débouché sur une vaste salle à colonnades, où je nous avais cachés pour reprendre notre souffle.
Au fur et à mesure de notre progression entre les colonnes, Carline avançait avec de plus en plus de difficulté. J’ai tenté de l’encourager en chuchotant, mais elle ne réagissait presque plus, posant juste un pied après l’autre de manière mécanique et de plus en plus erratique. Occupé à la soutenir, je me suis empêtré les jambes dans un filin qui courait près du sol.
Une détonation retentit pendant que je trébuchais, entrainé par la masse inerte de Carline.
J’ai eu le temps de voir une colonne tomber dans ma direction, mais pas de l’éviter. La douleur était si intense que j’ai pensé mourir sur le coup. Bloqué sous le pilier, je ne sentais plus mes jambes. Lorsque j’ai rouvert les yeux, mon regard a croisé ceux de Carline et son crâne fracassé par une pierre au sol, dans la chute. Les éclats de sa mandoline en miettes étaient éparpillés tout autour de nous, comme une décoration mortuaire.
Je ne pouvais ni bouger, ni proférer le moindre son, et des pas s’approchaient de moi. La lumière tremblotante d’une torche m’éblouit. « Ils sont là ! » cria la voix de celui qui portait la torche. Je sentais ma conscience s’effilocher peu à peu. Quelqu’un enjamba la colonne pour se retrouver du côté de Carline, vers laquelle ma tête était tournée. Il la poussa négligemment du pied, avant de toussoter d’un air dégouté. Puis, il se pencha vers moi.
C’était le bourgmestre. « Ah ben il n’est pas encore mort, lui, constata-t-il. Viens l’achever et puis après on s’occupera de réinstaller tout ça pour les prochains qui se sentiront assez téméraires pour affronter le soi-disant dragon du fort. Je pense qu’on tirera un bon prix de leur équipement ! »