Froids remerciements

Firmin chantonnait à l’ombre d’un noisetier qui le protégeait du soleil estival. Il espérait être bientôt assez grand pour pouvoir suivre la bande de sa mère dans ses rapines. Désargentée depuis deux générations, sa famille avait pu conserver le château au milieu de la forêt. Il commençait à tomber en ruines à certains endroits et ses murs étaient recouverts de lierre, mais il offrait encore un repaire spacieux et confortable. La maisonnée s’était petit à petit reconvertie en bandits de grand chemin et voleurs nocturnes. Du haut de ses huit ans, Firmin pouvait se targuer d’être lui-même un tire-laine hors pair, même s’il aspirait à de plus hauts exploits.

Une clochette tintinnabula, le faisant se redresser d’un bond. Il se précipita à la poterne pour s’y poster et surveiller discrètement qui approchait de sa demeure. À sa grande joie, c’était sa mère, Anna, qui marchait à la tête de ses acolytes. L’un d’entre eux, Tom le géant, transportait un gros sac sur l’épaule et tous paraissaient guillerets. Alors qu’ils arrivaient, Firmin put constater qu’il ne s’agissait pas d’un sac, mais d’une fillette qui se débattait. Surpris, il laissa la poterne pour sautiller jusqu’à la bande afin d’en savoir plus ; d’aussi loin qu’il se souvenait, Anna n’avait jamais capturé personne. Il se demandait ce qu’on pouvait faire de quelqu’un qu’on avait volé.

« Mère !

— Firmin, mon garçon, je ne t’ai pas vu arriver ; tu es de plus en plus discret.

— Huhu ! » Il rosit de plaisir sous le compliment. « Qu’est-ce que vous apportez là ?

— Qu’apportez-vous là, corrigea-t-elle. Une otage, que je compte bien rançonner.

— Rançonner ?

— Je pense qu’elle est fille d’une famille riche et j’ai l’intention de leur demander beaucoup d’argent s’ils veulent que je la leur rende. »

Anna attrapa son fils et continua sa route en le posant sur sa hanche, comme lorsqu’il était enfançon. « Croyez-vous que nous pourrons réparer la maison avec cet argent ?

— C’est possible, cela dépendra de leur fortune, mon chéri.

— Heureusement que nous sommes pauvres, alors.

— Pourquoi ?

— Ainsi, personne ne m’enlèvera pour que vous leur donniez de l’argent. »

Cela fit rire sa mère. « Enfermez-la dans le chenil, ordonna-t-elle à ses comparses. Je vais, quant à moi, préparer une lettre pour sa famille. » Firmin se tortilla pour qu’elle le pose et suivit Tom le géant jusqu’à l’ancien chenil. Il n’hébergeait plus de chiens depuis bien longtemps, mais les murs en étaient encore solides et la grille fermait bien.

« Laissez-moi partir ! s’époumonait l’otage. Vous le regretterez ! » Roseline apporta les clefs du chenil et ouvrit la grille. Tom laissa tomber son fardeau avec délicatesse, puis ils l’enfermèrent à double tour, avant de se hâter vers le château, où ils trouveraient de quoi se remplir l’estomac en compagnie des autres malandrins d’Anna. Le garçon, lui, resta devant la grille à considérer la fillette avec curiosité.

Celle-ci se redressa et épousseta sa robe de ses mains pâles. Elle se tourna vers Firmin et le fusilla de son regard aussi bleu que la glace. Son visage arborait également un teint neigeux et les mèches qui s’échappaient de son chignon en désordre traversaient toutes les nuances du blanc au noir ; le garçon n’avait jamais vu une telle chevelure chez un enfant. Concernant l’accoutrement de la prisonnière, il tomba d’accord avec sa mère : sa famille devait être richement nantie, la robe était somptueuse et il supposa que leurs acolytes avaient déjà récupéré les bijoux qu’elle portait.

« Laissez-moi sortir, maraud ! » ordonna-t-elle en donnant un coup de pied peu distingué sur la grille. Voyant que Firmin ne faisait pas mine de lui obéir, elle se laissa choir, assise, sa robe bouffant tout autour d’elle. Les larmes commencèrent à ruisseler sur ses joues et elle enfouit son visage dans ses mains aux doigts fins. Le garçon se sentit désarçonné ; il ignorait comment réagir. Il s’approcha de la grille et fit passer un biscuit qu’il avait dérobé à la cuisine un peu plus tôt ; il en avait plein les poches. « Tiens, lui dit-il. Tu verras, ils sont très bons. Oh et, euh, je m’appelle Firmin. »

La fillette se redressa en reniflant et s’empara prestement du petit gâteau pour croquer dedans. « Merci. Je m’appelle Blanche. » émit-elle d’une voix chargée de sanglots. Firmin sentit tout son corps réagir : il frissonna, sa poitrine se serra et les larmes lui montèrent aux yeux. Il brûlait d’envie de la prendre dans ses bras pour la réconforter. « Je veux rentrer chez moi, murmura-t-elle entre deux bouchées, avant de recommencer à sangloter en silence.

— Ne t’inquiète pas, je vais aller voir ma mère et nous allons trouver une solution. »

Il tourna aussitôt les talons pour foncer jusqu’au château et dénicha rapidement Anna, assise à la grande table de la salle à manger pour écrire sa demande de rançon. « Mère, nous devons laisser sortir Blanche, elle est beaucoup trop triste dans le chenil !

— Ne te charge pas trop de soucis, fils. Dès que sa famille nous donnera l’argent, nous la leur rendrons saine et sauve. Cela sera rapide, je pense ; personne ne laisserait sa précieuse enfant en otage.

— Nous pourrions peut-être la traiter en invitée, non ?

— Ce n’est pas une bonne idée, mon chéri, elle risquerait de s’enfuir.

— J’en doute : nous sommes au beau milieu de la forêt, où irait-elle ?

— J’ai dit non, s’agaça Anna. Laisse-moi à présent, je dois terminer cette lettre et trouver où réside sa famille pour l’envoyer. »

Firmin connaissait ce ton et savait qu’il ne servirait à rien de parlementer plus avant. Pourtant, il n’aimait pas l’idée d’abandonner la fillette dans sa prison. Il s’imaginait à sa place, tout seul, captif d’inconnus… ce n’était pas comme dérober à des riches, de son point de vue. Il tenta d’exposer son argumentaire à d’autres membres de la bande, mais tous n’avaient à la bouche que des louanges à propos de cette aubaine.

Puisqu’il en était ainsi, le garçon se chargerait d’arranger les choses à sa manière. Il se rendit au chenil avec détermination, où il ne trouva pas Blanche. Un bruit mat le fit tressaillir. « Aïe… » Firmin colla son visage à la grille pour regarder sur le côté de la cellule. La prisonnière se relevait dans un coin, se massait le postérieur en grimaçant et époussetait sa robe.

« Hé ! lança le garçon, la faisant se tourner brusquement vers lui.

— Quoi ?

— Je ne pense pas que tu puisses passer par ce trou. » Il désigna l’ouverture en haut du mur du chenil, qu’il supposait que la fillette essayait d’atteindre. Elle haussa les épaules. « J’ai un meilleur moyen de te délivrer. »

Intriguée, elle s’approcha de la grille, tandis que Firmin extirpait divers outils de ses poches. Il était un voleur accompli aux doigts agiles ; il s’occupa de trifouiller la serrure, qui ne lui résista pas longtemps. Levant fièrement les yeux sur la prisonnière, il lui ouvrit la grille. Elle n’hésita pas et sortit si prestement que le garçon dut l’empêcher de fuir à l’aveuglette. Il posa son doigt sur sa bouche pour lui faire comprendre de rester silencieuse et l’entraina derrière lui, constatant avec étonnement qu’elle dégageait une fraicheur sourde.

En surveillant qu’aucun acolyte de sa mère ne sortait du château, il la mena rapidement jusqu’à la poterne. « Tu sauras retourner chez toi à partir d’ici ? s’enquit Firmin.

— Oui.

— Pars vite alors, parce que dès qu’ils réaliseront que tu es partie, ils te pourchasseront. »

Elle hocha la tête et hésita. « Merci. » lança-t-elle, avant de retrousser sa robe pour courir dans la forêt. Elle eut bientôt disparu. Firmin retourna fermer la grille du chenil, puis retourna à son noisetier où il recommença à chantonner, s’affairant à sculpter un morceau de bois avec son petit couteau.

Il se félicita d’avoir agi sans attendre, car sa mère émergea de la grande salle peu de temps après, sa lettre à la main. Le garçon supposa qu’Anna voulait questionner sa prisonnière sur ses parents, pour avoir une idée de l’endroit où adresser la demande de rançon. Les cris de rage ne se firent pas attendre. « Roseline ! Tom ! »

Pour Anna et sa bande, la disparition de Blanche demeura un mystère ; personne ne retrouva la fillette. Firmin s’en sentit à la fois fier et contrit. Il s’en voulait d’avoir provoqué la déception de sa mère et prit la résolution de travailler plus dur pour compenser cette rançon qu’ils ne recevraient jamais. Il partait souvent seul, ou dans les bois à la recherche de voyageurs aisés et crédules, ou à la ville voisine pour chaparder. Même l’hiver venu, il s’esquivait tôt le matin à la recherche de rapines.

L’hiver en question était l’un des plus froids de mémoire d’humain. En rentrant d’un cambriolage tardif, Firmin grelottait, transi. Les arbres de la forêt environnant le château des bandits ne suffisaient pas à couper le vent glacial, qui faisait pleurer ses yeux et gelait aussitôt ses larmes. Peinant à avancer dans la neige, le garçon commençait à se demander s’il allait réussir à rentrer chez lui.

Au milieu de la bise et des branches qui s’entrechoquaient, Firmin perçut des sabots trotter et des clochettes tintinnabuler derrière lui. Des voyageurs, en cette saison et par ce temps ? Peut-être était-ce là sa chance de parvenir jusqu’au château. Il se retourna et deux rennes blancs se dressèrent devant lui, virant pour l’éviter et s’arrêtèrent brusquement. Ils étaient attelés à un traineau aux teintes de la glace et dirigés par un homme immense, le visage environné d’une barbe et de cheveux poivre et sel, et vêtu d’un lourd manteau aux nuances de l’hiver.

« C’est lui ! » s’exclama une voix aiguë. De derrière le conducteur de l’attelage, Blanche émergea, pointant Firmin d’un doigt péremptoire. Elle sauta à bas du traineau pour se planter devant le garçon transi, aux lèvres bleues de froid. « Merci de m’avoir délivrée, lui dit-elle.

— Es-tu bien certaine que c’est lui ? demanda l’homme derrière elle.

— Oui !

— Mmmh, il ne m’a pas l’air bien vaillant. Mais soit. Je voudrais te remercier d’avoir aidé ma fille à se sauver, jeune homme.

— C… c… ce n’était r… rien. » émit Firmin malgré sa mâchoire qui claquait de froid.

Le père sourit et tendit sa main gantée vers le garçon, qui remarqua qu’il avait le teint aussi pale que Blanche sous sa pilosité fournie et les mêmes yeux de glace. Le contact de l’homme, pourtant doux, donna à Firmin l’impression d’avoir été traversé par la foudre, éliminant brièvement toutes les autres sensations. La fillette applaudit en riant. Alors qu’il récupérait la conscience de ses sens, Firmin réalisa que ni le vent glacé ni la neige dans laquelle il était enfoncé ne le faisaient plus souffrir. Il ressentait toujours le froid, mais ne le subissait plus.

« Que s’est-il passé ? demanda Firmin.

— Mon père t’a protégé du froid.

— Comment est-ce possible ?

— Il est l’Hiver, ce genre de chose est facile pour lui. »

Le garçon jeta un coup d’œil au lourd manteau qu’arborait l’Hiver. « Oh, cela, c’est juste pour faire joli, expliqua Blanche qui avait suivi son regard dubitatif. Nous n’avons pas vraiment besoin de nous couvrir. J’espère que ton cadeau te plait ! Nous devons repartir, au revoir, Firmin. » Avant qu’il ait eu le temps de répondre, le père et sa fille remontèrent dans le traineau aux nuances glacées et un claquement de rênes fit galoper les rennes. Firmin resta planté là longtemps après qu’ils aient disparu, songeur, au milieu du blizzard qui ne lui gelait plus les os. La saison elle-même venait de lui sauver la vie. Sur cette pensée, il reprit le chemin du château.

Le fort du Dragon

Je me suis adossé à une colonne. Je haletais et maintenais debout Carline, dont les jambes flageolaient et les yeux roulaient dans leurs orbites. Bon sang, elle avait besoin de soins de toute urgence ; la fléchette devait être empoisonnée, à moins qu’elle n’ait perdu trop de sang.

Je devais me dépêcher : après avoir inspiré profondément, j’ai jeté un bref coup d’œil derrière le pilier. Aucun poursuivant en vue, mais je les entendais distinctement, au loin. Raffermissant ma prise sur mon amie d’un côté et ma masse d’arme de l’autre, j’ai continué à avancer en prenant garde où je posais les pieds. Je ne voulais pas finir comme Entus ; le sol du vieil édifice s’était écroulé sous ses pas trop lourds et précipités. Son harnois rutilant n’avait pas suffi à le protéger de la chute ; il était mort sur le coup.

En inspectant les alentours, nous avons compris que ce fort était piégé. Le bourgmestre du village avait omis de nous prévenir ! Furieux, j’ai promis de faire payer à ce nigaud bedonnant le décès de notre compagnon. Dielline, d’une voix vibrante d’émotion, avait déclaré : « La colère ne nous mènera à rien pour le moment, Gath. Nous… nous ne nous sommes pas montrés très prudents. Avoue que, mise en garde du bourgmestre ou non, ce n’était pas très professionnel de notre part de ne pas avoir pris le temps de chercher des pièges.

— Bien sûr que nous n’en avons pas cherché ! Le seul danger de cet endroit est censé être un dragon et les dragons sont beaucoup trop présomptueux pour s’abaisser à installer des protections ou systèmes d’alarme, tout le monde le sait ! »

La douce Dielline s’était recroquevillée sous l’éclat de ma véhémence. Les jointures de ses doigts agrippés à son bâton blanchirent. Carline était intervenue en nous assurant qu’elle allait désormais s’occuper des pièges, au cas où il y en aurait d’autres. J’ai soupiré. « C’est une gentille proposition de ta part, mais ce n’est pas ta spécialité.

— Haha ! Je n’ai pas de spécialité, tu sais bien, mais je m’y connais quand même mieux en traquenards que vous deux. »

Elle avait raison, bien sûr. Nous avons donc continué, plus lentement. Pendant que Carline s’occupait de chercher des pièges éventuels, je ruminais en mon for intérieur. Sans Entus, serions-nous capables d’affronter le dragon ? Même si je suis un bon guerrier, je ne portais pas une aussi grosse armure que lui. Nous allions devoir compter sur la magie de Dielline pour en finir au plus vite et Carline devrait probablement nous soigner plus que d’ordinaire. En tous cas, pas question d’abandonner maintenant : nous étions trop avancés dans cet ancien fort qui servait d’antre au dragon. Et la somme promise par le bourgmestre était rondelette, sans parler du prestige d’être venus à bout d’un si formidable adversaire.

« Attention ! » Carline s’était précipitée sur Dielline, les entraînant toutes les deux à terre. J’ai à peine eu le temps de lever mon bouclier pour me protéger de la volée de fléchettes s’abattant sur nous. À ma grande surprise, j’en suis sorti indemne. Mes deux compagnes n’avaient pas été aussi chanceuses : le corps menu de Dielline était criblé de traits et son regard, désormais vide, contemplait le plafond. Carline gémissait, agenouillée à côté du cadavre encore chaud de notre petite magicienne. Elle se tenait l’épaule, dans laquelle était fichée une fléchette.

Atterré, j’ai fixé une dernière fois la douce Dielline. Nous n’allions plus pouvoir continuer à deux, dont une blessée. Si le dragon arrivait maintenant, il aurait tout le loisir de nous dévorer. J’ai attrapé Carline pour l’aider à se relever. « Viens, filons de cet endroit maudit… » Elle gémissait en continu et ne paraissait pas être en état de pouvoir se soigner elle-même. La soutenant de mon mieux, j’ai entrepris de rebrousser chemin en direction de la sortie.

Et puis, les bruits ont commencé, mais pas assez distincts pour que je puisse déterminer quelles créatures les produisaient. Des gobelins ? Des kobolds ? Bon sang, ce pouvait être n’importe quoi ! La seule chose dont j’étais sûr, c’était qu’ils se rapprochaient. J’ai poussé un juron et j’ai bifurqué avec Carline dans un autre couloir. J’espérais ne pas croiser le dragon ou tomber dans un piège, ces derniers ayant certainement été installés par les créatures que j’entendais au loin. C’est là que nous avons débouché sur une vaste salle à colonnades, où je nous avais cachés pour reprendre notre souffle.

Au fur et à mesure de notre progression entre les colonnes, Carline avançait avec de plus en plus de difficulté. J’ai tenté de l’encourager en chuchotant, mais elle ne réagissait presque plus, posant juste un pied après l’autre de manière mécanique et de plus en plus erratique. Occupé à la soutenir, je me suis empêtré les jambes dans un filin qui courait près du sol.

Une détonation retentit pendant que je trébuchais, entrainé par la masse inerte de Carline.

J’ai eu le temps de voir une colonne tomber dans ma direction, mais pas de l’éviter. La douleur était si intense que j’ai pensé mourir sur le coup. Bloqué sous le pilier, je ne sentais plus mes jambes. Lorsque j’ai rouvert les yeux, mon regard a croisé ceux de Carline et son crâne fracassé par une pierre au sol, dans la chute. Les éclats de sa mandoline en miettes étaient éparpillés tout autour de nous, comme une décoration mortuaire.

Je ne pouvais ni bouger, ni proférer le moindre son, et des pas s’approchaient de moi. La lumière tremblotante d’une torche m’éblouit. « Ils sont là ! » cria la voix de celui qui portait la torche. Je sentais ma conscience s’effilocher peu à peu. Quelqu’un enjamba la colonne pour se retrouver du côté de Carline, vers laquelle ma tête était tournée. Il la poussa négligemment du pied, avant de toussoter d’un air dégouté. Puis, il se pencha vers moi.

C’était le bourgmestre. « Ah ben il n’est pas encore mort, lui, constata-t-il. Viens l’achever et puis après on s’occupera de réinstaller tout ça pour les prochains qui se sentiront assez téméraires pour affronter le soi-disant dragon du fort. Je pense qu’on tirera un bon prix de leur équipement ! »