Le mystère du Plateau

Depuis des cycles se tenait le grand chantier archéologique du Plateau. Bac se sentait fier de participer à cette épopée. « Nous vivons une époque formidable ! » s’exclamait-il à qui voulait l’entendre, ravi que les avancées technologiques puissent être mises au service de l’archéologie. Rien que le fait de gravir les pentes à-pic, que personne n’avait encore réussi à escalader, était en soi un exploit, rendu possible par le progrès.

D’innombrables légendes couraient sur le Plateau ; la plupart des gens en avaient fait le lieu de résidence des divinités qui régissaient leurs vies. D’autres insistaient sur le fait qu’il était maudit : au cours des âges, de nombreux aventuriers avaient tenté l’escalade, mais aucun n’était revenu pour la relater. Les archéologues s’apprêtaient maintenant à lever tous ces mystères.

S’efforçant de rester professionnel, Bac vérifia une nouvelle fois qu’il n’avait rien oublié. Il savait que, tout trépignant d’excitation qu’il était, il ne se rendrait pas compte de ce qui pourrait manquer, mais il s’obligea à contrôler quand même. Il s’assura également qu’il disposait de quoi écrire dans ses poches : il comptait tout noter de manière scrupuleuse.

« Bac, es-tu prêt ? Il est temps de partir. » Madame Vir était la responsable du groupe de recherches duquel dépendait Bac. Il attrapa aussitôt son sac à dos et lui emboîta le pas, enchanté d’avoir été choisi pour faire partie du premier groupe d’expédition. Sous les vivats — envieux, il en était certain — de leurs confrères et consœurs, il monta dans la nacelle du ballon, en compagnie de madame Vir. En plus d’eux venaient Icro le géologue, Paras, exploratrice de son état, et le pilote.

La météo, favorable au vol, ajoutait à la liesse générale. Le ballonniste contemplait la foule d’un air désabusé. « Tout va bien ? lui demanda madame Vir.
— Il faudra bien, mais je vous préviens, vous ferez bien de vous accrocher. La météo restera bonne ici, mais il n’en sera pas de même là-haut. Le voyage risque de secouer. »

Bac et ses deux collègues acquiescèrent, leur enthousiasme nullement entaché par la mise en garde du pilote. Ils arrimèrent leurs bagages et les caisses de matériel avec soin, tandis que le ballonniste lançait ses machines. Lorsque la nacelle s’ébranla, un regain de vivats parcourut les spectateurs, qui hurlèrent de joie lorsqu’elle décolla du sol. Ils étaient enchantés d’assister à un tel évènement, encore très rare. Bac se sentait transporté et il gratifiait la foule de grands gestes euphoriques.

Il allait entrer dans l’Histoire, il en était sûr. Il s’efforçait de graver ces instants dans sa mémoire, pour pouvoir les relater plus tard lorsque l’on s’arracherait ses interviews et que l’on s’intéresserait à sa biographie. Se souvenant qu’il avait emporté des carnets à cet effet, il se saisit de celui qu’il conservait dans sa poche, dégaina un crayon et commença à griffonner à toute allure.

Au fur et à mesure que le ballon prenait son essor, les cris des spectateurs s’amenuisaient. En jetant un coup d’œil par-dessus le bord de la nacelle, Bac crut qu’il allait défaillir : l’engin s’était déjà tellement élevé en altitude ! En proie au vertige, il se cramponna au rebord, manquant de lâcher carnet et crayon. Fermement agrippé, il continua à contempler avec fascination la vue imprenable qui s’offrait à lui. Il ne parvenait plus à détacher son regard de l’immense vide sous la nacelle.

« Attention, accrochez-vous, ça va secouer maintenant. » les informa platement le ballonniste.

Ses quatre passagers obéirent. Bac s’assit au fond de la nacelle, rangea son matériel d’écriture et se cramponna aux caisses arrimées à côté de lui. Comme le pilote l’avait prédit, le temps se dégrada rapidement et le ballon se retrouva bientôt en proie à de puissantes rafales. Madame Vir s’était solidement accrochée et endurait la tempête avec un flegme remarquable que Bac admirait et enviait tour à tour.

Les embardées de la nacelle s’accentuaient. Les passagers s’agrippèrent plus fort. Bac se blottit contre sa caisse, les articulations engourdies à force de se crisper. Il s’efforçait de se faire le plus petit possible pour ne pas déranger le pilote qui s’affairait lestement d’un coin à l’autre. Quelques instants plus tard, l’archéologue avait l’impression que la tempête avait duré des heures. En regardant le ballonniste qui n’avait cessé de s’activer, les traits tirés par la fatigue, Bac sentit l’inquiétude le submerger.

« Quand arriverons-nous en haut ? ne put-il s’empêcher de gémir.
— Nous avons déjà dépassé le haut, répondit le pilote qui l’avait entendu malgré les cris du vent. J’essaie de retrouver le sol pour nous poser. Ça va secouer.
— Encore ? » se plaignit l’archéologue. Il ne sut pas si le ballonniste l’avait entendu, car il était déjà reparti s’affairer de l’autre côté de l’engin.

Un choc brutal lui fit soudain lâcher prise et Bac roula au fond de la nacelle qui avait arrêté de bouger. Madame Vir se redressa et demanda : « Que s’est-il passé ?
— Nous avons atterri. Le vent nous a emportés loin du bord, mais nous nous trouvons bel et bien sur le Plateau. Je ne pense pas que je pouvais procéder à un atterrissage plus en douceur. Ceci dit, vous avez tous l’air vivants et entiers, non ?
— Je suppose que c’est déjà pas mal étant donné les conditions, en effet, finit par acquiescer madame Vir. Allons les enfants, occupez-vous de décharger le matériel. »

Un juron l’interrompit. « Qu’y a-t-il maintenant ? s’enquit-elle avec irritation auprès du pilote énervé.
— La tempête a endommagé le ballon et l’atterrissage a tordu la direction. Je vais devoir réparer tout ça pour descendre chercher le reste.
— Disposez-vous de quoi procéder aux réparations ?
— Oui, ça va juste prendre du temps, grommela le ballonniste.
— Peu importe dans ce cas. Les causes de contretemps sont légion lors d’un chantier archéologique. Faites au mieux. »

Sur ces mots, elle entreprit d’aider les membres de son équipe à vider la nacelle des caisses qui l’encombraient. Chargé, Bac descendit précautionneusement du ballon. En posant le pied par terre, il constata que le sol en haut du plateau s’avérait plus chaotique que celui dont il avait l’habitude en bas. Il s’abîma un instant dans la contemplation des arêtes qui l’entouraient, avant d’être rappelé à la réalité par le poids encombrant de la caisse qu’il transportait.

« On dirait presque que ce plateau n’est pas naturel, commenta l’exploratrice Paras.
— Cela corrobore les observations faites à la base du Plateau. » renchérit Icro.

L’équipe de recherche se dépêcha de vider le reste, impatients qu’ils étaient de commencer à étudier et explorer cette nouvelle région. De même, le campement fut monté en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. « Les terrains sont très clairs ici, comme les parois du Plateau, nota madame Vir. Mais, là-bas, nous pouvons apercevoir une zone plus sombre. Lorsque nous aurons fini notre installation, nous irons voir ce qu’il en est. »

Les autres chercheurs se mirent en route, pendant que le ballonniste continuait à pester sur le rafistolage de son appareil. Sur les conseils de Paras, ils s’étaient équipés de quoi se sustenter en chemin, ne sachant pas à quel point les distances pouvaient paraître trompeuses sur cette immense plaine. Ils voyagèrent longtemps, mais atteignirent le terrain noir en fin d’après-midi. Intrigués, ils ne prirent même pas le temps de poser leurs chargements avant de commencer à étudier cette spécificité.

La séparation entre le sol blanc et le sol noir s’étendait de manière plutôt nette, traçant une démarcation qui barrait le chemin face à l’équipe de madame Vir. Icro, le géologue, osa quelques pas sur le terrain sombre et se pencha ensuite dessus pour l’examiner de plus près. Pendant ce temps, Bac s’avança plus loin et s’exclama : « Regardez ! Le sol redevient clair ensuite ! »

Madame Vir s’empara de jumelles. Bac se morigéna de ne pas avoir emporté les siennes et attendit silencieusement qu’elle termine ses observations. Il tint son carnet et son crayon prêts, afin de rapporter tout ce qu’elle dirait à l’issue de son inspection. « Hum, dit-elle en abaissant ses jumelles. La répartition entre les zones blanches et les zones noires semble aléatoire, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’une logique se cache derrière tout cela.
— Serait-ce l’œuvre d’une main intelligente ? s’enquit Bac.
— Si tel est le cas, où sont ces gens ? demanda Paras en regardant tout autour d’elle. Nous n’avons vu aucune trace d’habitation jusqu’ici.
— Peut-être ont-ils disparu, supposa Icro. Il faut que j’étudie des morceaux de chaque terrain pour déterminer si l’une, ou l’autre — ou les deux — des colorations est artificielle.
— Bonne idée, approuva madame Vir. Nous pourrons aussi cartographier les zones sombres et claires ; avec un peu de chance, cela nous permettra d’obtenir une meilleure vue d’ensemble. Bac, vous serez responsable de la cartographie avec Paras, pendant qu’Icro s’occupera de l’étude géologique. »

Ils se sentaient tous les quatre positivement stimulés par cette découverte. Tous espéraient qu’il ne s’agissait pas là d’un simple caprice géologique. Après avoir effectué des prélèvements, l’équipe emprunta le chemin du retour au campement. Pendant le trajet, madame Vir leur fit part du fait qu’elle escomptait que le pilote aurait terminé les réparations du ballon lorsqu’ils arriveraient. Elle tenait à rassembler la totalité de ses chercheurs et du matériel le plus rapidement possible, maintenant qu’ils avaient trouvé quelque chose qui l’intriguait.

Lorsqu’ils parvinrent au campement, la nuit était tombée. Le ballon gisait toujours là et son pilote était assis devant, la mine sombre, s’adonnant visiblement à une pause. « Alors, lui lança madame Vir, ce ballon est-il prêt à voler ?
— Plus ou moins, ronchonna le ballonniste. Je dois encore passer du temps à réparer la direction. Sans ça, je ne peux que le faire monter et descendre, mais pas le diriger. »

Bac savait que madame Vir était déçue de la nouvelle, mais elle n’en montra rien, se contentant d’acquiescer. Elle lui souhaita bon courage et s’en fut s’isoler dans sa tente. Paras se pencha vers Bac et lui chuchota : « Si cela avait été l’un de nous qui n’avait pas terminé son objectif dans le temps qu’elle avait estimé, il aurait été vertement réprimandé.
— Certes, répondit-il. Mais nous sommes son équipe et elle sait mieux estimer le temps que nous prendra une tâche. En plus, je pense que le ballonniste est encore plus déçu qu’elle de son retard.
— Tu dois avoir raison.
— En parlant du ballon, reprit l’archéologue, il a dit qu’il pouvait monter et descendre. Que penses-tu de l’utiliser demain pour avoir une vision d’ensemble des sols blanc et noir grâce à l’altitude ? Cela nous simplifierait la tâche pour la cartographie, ne crois-tu pas ?
— Bac, mon ami, tu es un génie. »

Le génie peina à trouver le sommeil, tout émoustillé qu’il était par les découvertes historiques qu’il s’apprêtait à révéler. Lorsque la fatigue eut enfin raison de lui, il eut l’impression qu’à peine endormi, il lui fallait déjà se réveiller. Pendant qu’il mangeait son petit-déjeuner en compagnie de Paras, il regardait tout autour de lui. Madame Vir ne se trouvait nulle part en vue, Icro installait son espace pour étudier les roches et le pilote s’échinait déjà sur la direction du ballon.

Il marmonnait encore en jouant de la clef à molette, lorsque Bac et l’exploratrice vinrent lui demander d’emprunter l’appareil pour des relevés cartographiques depuis les airs. Le ballonniste se redressa en s’essuyant d’un revers de manche et, après quelques secondes de réflexion, il accepta. « Je pense avoir terminé mes réparations, mais je vais avoir besoin de tester leur fiabilité. Du coup, vous pouvez monter pendant que je procède à mes vérifications. »

Les deux collègues embarquèrent joyeusement dans la nacelle et le pilote lança la machine, avant de diriger le ballon dans la direction indiquée par ses passagers. Pour mettre à l’épreuve la solidité de ses réparations, il emmena l’engin très haut en altitude, à la grande inquiétude de Bac qui peinait toujours à rationaliser le vide qui se trouvait entre le sol et lui.

« Ah ben si je m’attendais à ça ! » s’exclama soudain le ballonniste. Les chercheurs, intrigués, jetèrent un coup d’œil par-dessus bord. Ils pouvaient apercevoir les sols blanc et noir se découper parfaitement, les zones sombres ébauchant des formes alignées, et ce, sur plusieurs rangées à perte de vue. Le pilote approcha le ballon de la première ligne et entreprit de la suivre.

« On dirait d’énormes lettres, commenta Paras.
— La première ressemble à une majuscule. » appuya Bac qui prenait furieusement des notes, comme si sa vie en dépendait. Il esquissa de son mieux les symboles formés par les zones noires, dessinant ainsi : « Depuis des cycles se tenait le grand chantier archéologique du Plateau. » Il avait encore beaucoup de signes à recopier.

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