Tous les gens qu’elle avait pu voir lui étaient inconnus. Cela avait de grandes chances d’éliminer son hypothèse du jeu de rôles grandeur nature de la veille, puisqu’elle connaissait la plupart des personnes avec qui elle pratiquait d’ordinaire. Peut-être que quelqu’un avait voulu lui faire une surprise en la plongeant dans un univers inconnu — après tout, c’était bientôt son anniversaire et ses amis étaient taquins — ou alors, c’était tout simplement une caméra cachée. Dans tous les cas, il lui semblait que beaucoup de moyens avaient dû être investis dans cette mascarade.
Ce qu’elle trouvait bizarre dans tout ça, c’était surtout sa blessure. Elle en souffrait réellement et il était peu probable qu’on la lui ait infligée à dessein. Ou alors, elle avait vraiment eu un accident et tout cela n’était qu’un délire intérieur de comateuse. Toutes ces possibilités — et encore, beaucoup d’autres, beaucoup moins crédibles, lui avaient aussi traversé l’esprit — la mettaient mal à l’aise.
Agitée, elle bougea, attirant ainsi l’attention de la femme qui veillait sur son sommeil. « Êtes-vous réveillée, madame ? Je peux faire quelque chose pour vous ? Encore un peu d’eau peut-être ? Et puis aller vous faire préparer un petit repas ? » Éléonore s’éclaircit la gorge et se redressa avec précaution, laissant échapper un petit gémissement, avant de répondre :
« Je veux bien boire oui. » Sa bouche était pâteuse. La domestique se précipita pour ajuster les coussins, servir un verre d’eau et l’aider à boire. L’estomac d’Éléonore gargouilla. « Et euh… Je voudrais bien manger aussi.
— Rien d’étonnant à ça, madame, vous avez dormi si longtemps et vous avez tellement de forces à récupérer ! Je vais tout de suite aux cuisines pour leur demander de vous préparer un petit quelque chose. Mais pas trop, parce que les médecins ont dit qu’il ne vous fallait pas trop de nourriture trop riche tout de suite. Ne vous fatiguez surtout pas pendant mon absence, si vous me permettez, ce sont les consignes des médecins. »
Éléonore n’eut pas le temps de demander plus de précisions au sujet du long temps qu’elle avait dormi. Toute seule, elle s’extirpa laborieusement du lit pour poser les pieds par terre et essayer de se lever. Cela lui donna le tournis et elle dut s’accrocher à une colonne du lit. Une fois le malaise passé, elle fit quelques pas hésitants en direction de la haute fenêtre à meneaux et s’y appuya en jetant un coup d’œil à l’extérieur.
Éléonore put contempler un parc immense traversé de sentiers gravillonnés, avec une partie jardins à la française, une partie jardins d’eau, une gigantesque pelouse et, au loin, un bois. Comme la chambre qu’elle occupait, tout cela lui rappelait les châteaux de la Loire, qu’elle avait pu visiter bien des années auparavant, mais s’il s’agissait véritablement de l’un d’entre eux, elle serait bien en peine de le dire. Les jardins n’étaient pas très colorés, endormis qu’ils étaient par la neige et le froid hivernal. La fraîcheur qui s’insinuait à travers les carreaux la fit frissonner et elle recula, remontant sur le lit et cherchant refuge sous l’épais édredon.
La servante revint peu de temps après et s’empressa de poser un plateau à pattes au-dessus des jambes d’Éléonore, tout en déversant une avalanche de phrases. « Je suis bien contente de vous voir réveillée. Voici un potage préparé exprès pour vous par la cuisinière en chef : elle espère que cela vous aidera à récupérer et moi aussi. Ô mon dieu mais vous avez la chair de poule ! Laissez-moi vous trouver un châle… Ah, le voilà, attention à ne pas renverser le potage pendant que je vous le passe sur vos épaules… Là, vous voici bien couverte. Ne vous sentez-vous pas mieux ainsi ? Attendez que j’ajuste encore vos coussins — ils ont glissé — et ensuite je vous aiderai à manger.
— Je peux manger seule, merci, l’interrompit Éléonore en commençant à tremper sa cuillère dans le contenu de l’assiette creuse en porcelaine.
— Comme vous voulez, madame, mais n’hésitez pas si vous avez besoin, je reste juste là.
— Dites-moi plutôt comment je suis arrivée là.
— Oh, c’est une histoire terrible, madame, un valet et un palefrenier vous ont ramenée toute couverte de sang et…
— Non non, pas cette histoire-là, précisa Éléonore. Je veux savoir ce que je fais dans ce château.
— Comment ça, dans ce château, madame ? Vous y êtes née et c’est votre lieu de résidence, du moins, tant que vous n’êtes pas mariée. Je crains de ne pas avoir bien saisi votre question.
— Je me sens pas très bien, alors si on pouvait arrêter le roleplay juste cinq minutes le temps que je rassemble mes esprits, ça m’aiderait beaucoup.
— Arrêter quoi, madame ? »
L’étonnement se lisait sur le visage de la pipelette : elle n’avait pas compris le mot. Le cœur d’Éléonore se serra un peu, malgré le fait qu’elle avait conscience que cette explication avait peu de chance d’être la bonne, et elle décida de continuer à vérifier cette série d’hypothèses : « Si c’est pas un jeu de rôle, alors c’est peut-être une caméra cachée ?
— Je… euh… Madame, je ne comprends pas ce que vous me demandez. Ne me dites pas que… enfin… vous n’êtes pas possédée, n’est-ce pas ? Vous êtes juste désorientée, comme disait le médecin, n’est-ce pas ? »
Sur le visage de la domestique s’affichaient désormais frayeur et confusion. Si elle jouait un rôle, elle s’en sortait parfaitement bien. Éléonore ne se sentait pas d’humeur, mais voyant que son interlocutrice menaçait de fondre en larmes, elle prit sur elle et lui assura qu’elle était effectivement encore un peu désorientée et qu’il fallait ignorer ce qu’elle venait de dire. Rassurée, sa compagne recommença à babiller, pendant que la malade mangeait doucement.
Éléonore s’efforça de prêter attention à ce qu’elle racontait, espérant grappiller quelques indices sur sa véritable situation. Elle ne parvint pas à comprendre ce qui lui arrivait en écoutant la servante, mais elle apprit quelques petites choses sur diverses personnes qui résidaient au château. Se disant que toute information était bonne à prendre, Éléonore s’employa à en retenir le plus possible. [ça serait p’têt judicieux de trouver un exemple à caser là]
Après avoir fini son potage, elle se sentit suffisamment lasse pour vouloir fermer l’œil un moment. Elle tenta de congédier la servante pour rester tranquille, car elle trouvait perturbant d’avoir quelqu’un qui surveillait son sommeil, mais la domestique lui opposa un refus inébranlable. Celle-ci voulait bien suivre les ordres, mais les ordres de Monseigneur avaient largement préséance sur les ordres d’Éléonore. Aucun argument ne parvint à la faire flancher et la convalescente dut s’avouer vaincue.
Avant de fermer les yeux, elle demanda son nom à la servante dévouée. « Je m’appelle Jodie, madame. » Jodie, voilà un drôle de prénom pour une ambiance Renaissance, songea Éléonore. Son esprit travailla encore un moment à assimiler les informations qu’elle avait apprises de Jodie et elle perçut au changement de luminosité que la servante avait dû fermer les rideaux. Elle était encore tellement épuisée qu’elle s’endormit peu après d’un sommeil de plomb.
À son réveil, Éléonore constata avec déception qu’elle ne se trouvait toujours pas dans son lit, dans sa chambre, dans son appartement. Avec une pointe de résignation, elle décida de jouer le jeu des gens du château, espérant que la partie, ou la surprise, ou quoi que ce soit dont il s’agissait, ne durerait pas plus de quelques jours. Le contraire lui paraissait peu probable. En plus du fait qu’elle se trouvait toujours dans un endroit inconnu, Jodie se tenait toujours à côté d’elle, à la fixer avec préoccupation.
« Comment allez-vous ce matin, madame ?
— Je me sens mieux. » répondit Éléonore. Et c’était vrai. Son crâne avait cessé de la lancer et elle avait même envie de se promener. « J’aimerais sortir un peu aujourd’hui.
— Comment ça ? Sortir ? Dans votre état ? Vous n’y pensez pas, madame !
— Si, je tiens à me dégourdir les jambes.
— Mais il fait froid dehors ! Monseigneur votre père me ferait fouetter si je vous laissais sortir, souffrante, en plein hiver.
— Et bien dans un premier temps, je me promènerai juste de par le château dans ce cas. »
Éléonore s’amusa d’assister à la lutte intérieure de Jodie. La servante finit par accepter, de mauvaise grâce, et commença à sortir de quoi l’habiller d’une armoire imposante. Puis, elle s’offusqua de nouveau : « Madame ! Pourquoi êtes-vous si impatiente ? J’allais venir vous aider à ôter cette chemise de nuit.
— Je peux me déshabiller et m’habiller seule.
— Je… Oui, vous déshabiller d’une chemise de nuit, certainement madame. Je m’excuse de mon outrecuidance. Mais vous aurez besoin d’aide pour revêtir votre toilette et vous apprêter. »
Après un bref regard à la robe que Jodie lui proposait, Éléonore dut bien se rendre à l’évidence : elle ne parviendrait jamais à s’habiller seule avec un truc pareil. Se faire vêtir par quelqu’un était une expérience nouvelle pour elle, qui la mit un peu mal à l’aise tant elle se sentait pataude, mais elle ne put s’empêcher d’admirer la sensation d’authenticité émanant de la robe. Elle l’estimait mieux réussie que la façon de parler de Jodie, qu’elle ne trouvait pas assez désuète.
Éléonore eut l’impression que l’apprêter avait pris un temps considérable et elle regrettait presque d’avoir demandé à sortir de cette chambre. Tout cela s’envola dès que Jodie la laissa admirer le résultat final dans le miroir et qu’elle put enfin passer la porte de la chambre. Elle ouvrait sur un grand salon meublé d’un secrétaire, de petites tables et de fauteuils. Une grande cheminée parait le mur mitoyen à la chambre et un feu ronflait et crépitait dans l’âtre, prodiguant une lumière chaleureuse, en plus des rayons du soleil dispensés par les deux grandes fenêtres.
« C’est très joli ici, commenta Éléonore.
— C’est normal, madame. Après tout, c’est madame qui a décidé de la décoration de ses appartements.
— Vraiment ? Quand donc ai-je décidé de tout ça ?
— Lors de vos seize ans, il s’agissait d’un cadeau de votre mère, madame. J’espère que vous allez bientôt recouvrer vos souvenirs, je suis toujours inquiète de vous entendre poser ces questions, si vous me permettez. »
Éléonore trouvait que Jodie se permettait beaucoup, mais elle préférait la laisser parler. Elle se laissa donc guider hors de ses appartements sans donner son avis sur la question. Alors qu’elle parcourait les pièces du château, avec la domestique qui lui soutenait un bras d’autorité et avec fermeté, Éléonore admirait l’édifice. Les plafonds à caissons affichaient une grande diversité de scènes peintes, les boiseries étaient joliment travaillées, et il y avait encore des milliers d’autres détails à admirer.
Jodie la guida à travers plusieurs pièces, dont l’utilité ne sautait pas toujours aux yeux d’Éléonore. Elle avait surtout l’impression de naviguer de salle de réception en salle de réception. Son visage s’éclaira cependant lorsqu’elles pénétrèrent dans une bibliothèque. Elle appréciait beaucoup les livres et l’opportunité de profiter de ces ouvrages la mettait en joie. Un bureau trônait au milieu, encombré de livres et de quelques très vieux parchemins. « Je n’aime pas trop cette pièce, confessa Jodie. Elle me met mal à l’aise. »
Puisqu’Éléonore n’avait pas l’énergie de se lancer dans l’étude de ce qui se trouvait dans cette pièce, elles quittèrent rapidement l’endroit. Mais la convalescente se promit d’y revenir si l’occasion se présentait. « Ne voulez-vous pas retourner dans vos appartements, madame ?
— Retournons-y, oui. » Elle se sentait fatiguée et en avait un peu assez de voir toute la domesticité du château s’incliner sur son passage. Elles n’avaient pas croisé le seigneur des lieux, mais Éléonore soupçonnait la servante de lui faire éviter son maître exprès, tant elle craignait des remontrances.
Une fois de retour dans ses appartements, elle refusa de retourner se coucher malgré les supplications de Jodie dans ce sens et s’installa sur un fauteuil du salon. « Que voulez-vous faire, madame, si vous ne vous reposez pas ? De la broderie ? De la poésie ? De la musique ? De la peinture peut-être ?
— Ouhlà, mais je ne sais pas faire toutes ces choses.
— Oh madame, ça me fait mal au cœur de vous entendre dire de telles choses. Bien sûr que vous excellez dans tous ces domaines ! Je suis certaine qu’en vous y essayant cela reviendrait tout seul.
— Je me sens trop fatiguée pour tenter quoi que ce soit. » déclina Éléonore qui commençait à se demander si ce qui l’avait le plus exténuée était la promenade dans le château ou Jodie elle-même.
Cette dernière ne paraissait pas trop savoir que faire. Désœuvrée, elle rajouta quelques bûches dans la cheminée, fit disparaître un mouton de poussière dans le feu, puis effectua quelques autres menues tâches. « Pourrai-je me retrouver seule à un moment, ou vas-tu me suivre en permanence ? s’enquit Éléonore.
— Oh, une fois que vous serez rétablie, vous pourrez être seule autant de bon vous semblera, madame. Pour le moment monseigneur refuse que je quitte vos côtés. »
La convalescente hocha la tête, puis quelqu’un frappa à la porte.
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