En effet, les temps étaient durs pour les habitants de cette contrée, pourtant autrefois prospère. Depuis quelques années, de plus en plus de gens s’adonnaient au braconnage, banditisme ainsi que diverses autres activités hors-la-loi. Cela avait commencé après la Grande Calamité, une épidémie aussi foudroyante que meurtrière, qui avait ravagé la région de Kosh Mar ainsi que les autres petits royaumes environnants, après les grandes invasions de démons sur le continent. Les parents de Kyr y avaient succombé, de même que le Seigneur du duché du Val Vert où il habitait. Le successeur du Duc, étant jeune et mal entouré, avait des difficultés à gérer cette crise sans précédent. Son peuple se débrouillait donc comme il pouvait, même si cela incluait de détrousser des ménestrels, qui jouissaient pourtant, en règle générale, d’une sorte d’immunité tacite. Seulement, dans cette période chaotique, les règles, tacites ou non, n’avaient plus cours.
Kyr repoussa une mèche rebelle de cheveux noirs et serra plus fort le manche de son poignard. Cette arme, mal entretenue, avait plus la vocation de le rassurer que d’être utilisée contre quelqu’un. En effet, son rôle à lui, ainsi que celui de sa sœur jumelle tapie dans les buissons de l’autre côté de la route, était d’effrayer le cheval afin que son cavalier – ou sa cavalière dans le cas présent – vide ses étriers. Il attendait impatiemment le signal du Grand Caer, le chef de leur bande. Ancien maquignon n’ayant plus ni chevaux ni bétail à vendre, il s’était recyclé en chef d’une petite troupe d’une trentaine de bandits.
La femme continuait de chanter de manière insouciante, dans une langue que le jeune garçon ne comprenait pas. Le Grand Caer donna le signal, juste au moment où les sabots arrivaient dans le champ de vision de Kyr, réduit par les branches du buisson. En même temps que sa sœur Kilynn, il se jeta en hurlant sur la route face à la cavalière… qui s’avéra être une Centaure, une de ces créatures avec un corps de cheval et un torse humain en lieu et place de la tête et, qui plus est, celle-ci était dotée de gigantesques ailes neigeuses repliées. Elle ne réagit donc pas comme les brigands l’avaient escomptés. Elle s’arrêta instantanément de chanter et dégaina, comme mue par un réflexe, une épée longue qui s’enflamma à la sortie du fourreau. Le frère et la sœur s’arrêtèrent, tétanisés par l’immense créature devant eux qui avait levé un sourcil perplexe. Sentant le besoin immédiat de renforts, le chef de la bande fit sortir tous ses hommes qui encerclèrent la Femme-Jument. L’effet de surprise ayant été un échec, ceux-ci se trouvaient quelques peu hésitants. Surtout que leur cible était plus imposante que le plus puissant destrier lourd qu’ils aient jamais vu et plus équipée que le plus grand aventurier qu’il leur avait jamais été donné de rencontrer. Alors qu’eux n’étaient, pour la plupart, que des paysans et ouvriers affamés.
Le Grand Caer s’avança courageusement face à la Centaure ailée qui en avait profité pour analyser calmement la situation et ne paraissait pas inquiète. Kyr et Kilynn se réfugièrent avec soulagement derrière lui. « Je constate que tu n’es pas n’importe qui, contrairement à ce que nous avons cru, dit-il à ce qu’il espérait être sa future victime.
– En effet, approuva-t-elle. Serait-ce une nouvelle coutume du duché du Val Vert que d’accueillir les voyageurs en leur hurlant dessus juste avant de les encercler ?
– Cela fait quelques années que c’est le cas. Mais nous sommes cléments et vous laisserons passer sans faire d’histoires si vous nous laissez vos possessions. » lâcha-t-il d’un ton bravache.
Il y eût un silence, puis la Centaure partit dans un éclat de rire sonore. De sa main gauche, elle tira une seconde épée longue, qui sembla geler à la sortie du fourreau. Kyr regarda alors plus attentivement l’équipement de leur « proie ». Elle avait encore deux autres épées longues dans des fourreaux accrochés à la ceinture de sa partie humaine, une lance d’arçon lumineuse, qui barrait son dos équin et un arc long composite son dos humain. Elle était elle-même recouverte d’une fine chemise de mailles qui la protégeait du cou à la croupe. Partant de tout cela, qui sait ce qu’il pouvait y avoir de plus dans ses fontes, son sac et ses diverses sacoches…
Il n’était pas le seul à avoir fait l’inventaire des possessions visibles de la Centaure. « Caer, on devrait peut-être la laisser tranquille tout compte fait… » suggéra timidement un dénommé Rob, dont les yeux effrayés ne quittaient pas l’épée de feu et sa jumelle de glace. Il y eut une vague de marmonnements d’assentiment parmi les autres. Elle avait beau être seule contre eux, elle les intimidait. Et ce n’était pas Kyr qui les blâmerait pour ça, lui-même étant tellement effrayé que ses jambes tremblaient toutes seules. Elle pouvait l’écraser d’une seule patte sans même s’en apercevoir, il en était certain. Mais le Grand Caer voyait les épées longues et le reste sous un autre angle : celui de leur valeur marchande. « Votre ami parle sagement. » Intervint complaisamment la Femme-Jument sur le ton de la conversation. Elle sourit, ce qui découvrit des canines bien plus grandes et pointues qu’elles ne devraient l’être. Le jeune garçon remarqua alors que de fines écailles cuivrées soulignaient les yeux de la Centaure et que ses mains étaient griffues. Il déglutit. « C… Caer… balbutia-t-il.
– Silence ! ordonna l’interpellé. Elle est seule et nous sommes plus de vingt. En plus, elle ne peut pas s’envoler à cause des arbres. Regardez-la un peu, avec ce qu’elle porte nous pourrions tous être à l’abri du besoin pour le restant de nos jours !
– Peut-être, en convint l’intéressée. Mais à quel prix ? »
Elle fit négligemment tournoyer ses deux longues lames. Tous suivaient du regard les deux armes magiques. Voyant que cela ne suffisait pas à juguler l’avidité du Grand Caer, elle esquissa de nouveau son sourire carnassier et se remit à chanter. Mais il ne s’agissait pas du chant insouciant dont elle égrenait les notes en voyageant. C’était à présent un chant grave, percutant, qui réveillait les peurs les plus profondes et les faisait résonner encore et encore dans tout le corps. Un Chant Magique. Kyr, les yeux écarquillés, vit la plupart des bandits tourner les talons et fuir éperdument, complètement terrifiés, certains hurlant à s’en arracher les cordes vocales. Le garçon voulut faire de même, mais ses jambes refusaient de bouger, sauf pour s’affaisser sous lui, comme s’il était trop lourd pour elles. Autour, c’était la débandade. Seul Caer restait face à la Centaure, bien que blanc comme un linge et les mains tremblantes. C’est alors qu’elle s’avança, pas à pas, souriant toujours, chantant toujours. Elle leva lentement son épée de feu. Ce fut le maximum que le chef des bandits put supporter. Il recula en trébuchant et s’enfuit, ventre à terre, sans demander son reste.
Lorsque la Centaure remit ses lames au fourreau et s’arrêta de chanter, il ne restait plus que Kilynn, évanouie, et Kyr, toujours tétanisé, à genoux sur la terre battue de la route forestière. Son poignard gisait par terre, mais il n’arrivait pas à bouger pour le récupérer. La redoutable Femme-Jument s’approcha du garçon par terre et le souleva d’une main par l’arrière du col, pour le mettre à sa hauteur, aussi facilement que s’il s’agissait d’un chaton nouveau-né. Il ne se sentait pas moins vulnérable à vrai dire. Il voulut crier, seulement, aucun son ne sortit de sa bouche. Elle lui servit son effrayant sourire qui découvrait ses canines, puis le reposa à terre, le maintenant debout tout en soulevant Kilynn de son autre main. « Je suis désolée, s’excusa-t-elle joyeusement. J’y suis allée un peu trop fort. » Elle plaça la jeune fille sur son épaule, comme elle l’aurait fait d’un sac de pommes de terre.
« L… lâchez-la… bredouilla Kyr dans un filet de voix.
– Ne t’inquiète pas, le rassura la Centaure. Je n’avais pas l’intention de vous séparer. » Elle s’empara de nouveau du garçon et le posa sur son autre épaule, de la même manière dont elle avait embarqué sa sœur. Il se débattit faiblement, mais ses forces n’étaient pas revenues. De toutes façons, il était né cent ans trop tôt pour pouvoir gagner une épreuve de force contre elle. Il donna tout de même un coup de poing dans le dos de sa ravisseuse, suffisamment fort pour blesser sa main à lui et la faire glousser, elle. « Si tu veux réussir à me faire mal, tape là où je ne suis pas protégée par mon armure. » lui conseilla-t-elle ironiquement. Sur ce, dans un bruissement d’ailes elle se mit en route, au petit trot. La faim, le stress du guet-apens, le frayeur due au chant et les secousses du trot eurent finalement raison de Kyr, dont le cerveau coupa le contact, le laissant se balancer, inconscient, au gré du pas de la grande Femme-Jument.