– Otter Space ? Répéta un Bran un peu perplexe.
– C’est un peu nul, comme nom. » Estima Kit sans aucune diplomatie. Cela lui valut une taloche derrière la tête de la part de la femme au cache oeil, qui n’aimait visiblement pas que l’on dise du mal de sa machine volante adorée. « Pardon… » S’excusa le garçon en jetant un coup d’oeil timide par en dessous à Eglantine qui le fusillait du regard. La mine de cette dernière se radoucit et elle les mena sur l’un des quais en bois qui permettait d’entrer dans l’Otter Space. « Regarde, Bran ! Il y a des loutres peintes de partout, s’exclama joyeusement le garçon. Il faut que Jack vienne voir ça, il va trouver ça marrant, non ? Où est il, d’ailleurs ? » Tout occupé qu’il était à découvrir de nouvelles choses, Kit avait totalement oublié l’existence du rancher, qui les avait pourtant guidés jusqu’à cette cachette secrète.
« Je crois qu’il est parti, supposa son aîné en lançant un coup d’oeil interrogateur en direction d’Eglantine.
– Oui, confirma-t elle. Je n’allais pas laisser un voleur dormir chez moi. C’est un coup à se retrouver dépouillé, ça ! Il est rentré en emmenant ses chevaux.
– Un voleur ? s’étonna Kit. Waaa ! C’est la première fois que j’entre dans un vaisseau avec lequel je vais m’envoler ! » Se réjouit il, oubliant instantanément que le rancher respectable qu’il connaissait, et que tout le monde connaissait à Bourgétoile, venait de se faire accuser de cambriolage. Bran, en revanche, garda cette information à l’esprit. Comme la plupart des personnes majeures de la région, il savait que Jack Peddler avait eu un passé louche avant de devenir l’un des ranchers les plus populaires du coin. L’homme paraissait avoir pris une véritable retraite de ses activités illégales. Bran se disait que, si Jack avait continué de pratiquer quelque peu la contrebande, il s’en serait rendu compte. En effet, lui même vivant au ranch vingt quatre heures sur vingt quatre, il aurait certainement remarqué si il s’y passait quelque chose de louche. De plus, Peddler ne s’absentait jamais du ranch seul et aucune rumeur à ce propos n’avait jamais pris naissance parmi les employés. Le jeune homme en avait conclu que le rancher avait décidé de passer une retraite en toute légalité, loin de tous les problèmes de son passé qui pourraient le rattraper. Néanmoins, il avait gardé certains contacts. Eglantine et son repaire secret au milieu du canyon en étaient la preuve. Bran supposa que Jack devait avoir quelques plans de repli si jamais son passé faisait de nouveau surface. En tous cas, c’est ainsi qu’il agirait, lui.
Il se concentra sur la visite du vaisseau. Ce faisant, il réalisa que cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas mis les pieds dans l’espace. Et ses pensées s’éparpillèrent de nouveau. Il avait fait plusieurs voyages interstellaires durant son enfance. Y compris celui qui l’avait mené dans cet endroit marécageux d’une planète perdue, où il avait rencontré l’ermite qui lui avait enseigné tant de choses. Planète dont il ne connaissait toujours pas le nom, à vrai dire. Peut être n’en avait elle pas ; si ça se trouve, elle était juste répertoriée sous un simple numéro, sans personne pour avoir décidé de la baptiser d’une manière plus affectueuse. Ou, du moins, moins formelle. Il grimaça en pensant à ce voyage. Si il s’était bien terminé avec la rencontre de son maître, il avait eu beaucoup de péripéties désagréables. La plupart étant liées à une fripouille de la pire espèce. Et pourtant, cet homme n’avait pas l’air bien méchant de prime abord. Il avait même plutôt l’air bonhomme, et attendrissait son prochain avec son terrible accident qui lui avait ôté une jambe et une main, remplacés par des membres chromés de moyenne facture. De plus, il était cuisinier à bord du vaisseau où Bran avait embarqué. On pouvait faire confiance à la personne qui préparait la nourriture à tout le monde avec amour, n’est ce pas ? Et bien il s’était avéré que non. Le jeune homme avait été charmé par ce cuisinier estropié qui se montrait paternel avec lui. Mais cela avait été pour mieux profiter de lui. Son maître, le vieil ermite, l’avait aidé à surmonter cet échec de confiance. Sinon il ne se serait certainement jamais mis au service de Jack Peddler qui, par certains côtés, pouvait faire penser à Grand Jean d’Argent. Mais le rancher s’était toujours montré digne de sa confiance, lui.
« Oooh Braaan ! Regaaarde ! » Kit lui secouait frénétiquement la manche. Excité comme une puce, il sautillait en découvrant le cockpit. Il y avait des boutons et des manettes de partout, qui se reflétaient dans les yeux exorbités du garçon en extase. Eglantine semblait assez fière de l’effet de que son Otter Space produisait sur l’adolescent. Mais elle paraissait également prête à intervenir si il lui venait à l’idée de toucher à la moindre de ses précieuses commandes. Bran passa son bras autour de l’épaule de Kit, qui était encore suffisamment plus petit que lui pour qu’il puisse se le permettre. Ceci fait, il adressa un sourire rassurant à la femme au cache oeil. Elle lui sourit en retour. Le jeune homme connaissait cet air béat et protecteur qu’affichaient certains capitaines de vaisseaux à l’endroit de leur précieux bâtiment. Un air aussi fier qu’un parent aurait vis à vis de son nouveau né. Bran avait du mal à comprendre cette attitude. Un pilote, qui avait trop bu, lui avait un jour expliqué qu’un vaisseau n’était pas qu’un simple amas de métal. Mais que cela représentait la liberté de pouvoir se rendre où on voulait. Et que ça, c’était magnifique. L’homme avait eu les larmes aux yeux en disant ses mots, puis avait reprit une longue lampée d’alcool avant de s’écrouler sur la table. Personne n’avait su lui expliquer les choses de manière plus convaincante, du coup il avait laissé tomber le fait de comprendre cette étrange attitude.
En voyant Kit réagir ainsi rien qu’en visitant l’intérieur d’un vaisseau, il émit l’hypothèse que le garçon risquait de devenir l’un de ces fameux capitaines gagas de leur appareil. Il sourit. Son élève à lui avait de l’enthousiasme à revendre et cela donnait un optimisme certain à n’importe quelle opération. Eglantine paraissait parvenir à une conclusion similaire. Elle leur fit donc faire le grand tour du propriétaire, ravie de voir s’épanouir cette ardeur sans faille. Chaque coin de l’Otter Space fut inspecté. Et tous les membres de l’équipage leur furent présentés. Parmi eux se trouvait le dénommé Khouaf, la créature reptilienne en bleu de travail tâché, qui s’était occupée de leurs chevaux lors de leur arrivée au repaire de la femme au cache oeil. Il les considéra en penchant la tête sur le côté, puis leur fit un petit signe de main griffue en signe de reconnaissance. Bran s’imagina qu’il leur souriait. Mais il ne savait pas si c’était vraiment le cas ou si c’était juste sa perception qui était biaisée. Les autres membres de l’équipage d’Eglantine étaient tous aussi disparates, même si la majorité étaient des êtres humains. Pour les autres, il y en avait de toutes les formes, plus ou moins humanoïde. Kit s’intéressa à une sorte de gelée jaunâtre, sans membres ni visage, qu’il taquina du bout du doigt. En réponse, la créature lui enveloppa brusquement la main et entreprit de lui faire subir une pression de plus en plus forte.
« Ouch ! S’écria l’adolescent en se rendant compte que la gelée semblait vouloir lui broyer la main.
– Ca suffit, Renacleriblob, ordonna sèchement Eglantine à l’étrange créature. Il est nouveau : il ne sait pas encore que tu es susceptible. Lâche le ! » La gelée jaune relâcha son emprise sur le garçon avec un mouvement hésitant, comme à contrecoeur. Le contact entre les deux êtres se rompit sur un plop d’avertissement à l’intention de l’adolescent. Un plop presque menaçant. Puis, Renacleriblob tourna le dos à Kit et s’en fut, drapé dans sa dignité. Bran ne savait pas comment cette gelée avait réussi à leur donner l’impression de leur tourner le dos d’un air dédaigneux, mais c’était bel et bien ce qui venait de se produire. « Ne vous formalisez pas de son attitude, leur dit gentiment Eglantine. Il a eu un peu de mal à s’intégrer à cause de certains problèmes de communication inhérents à son état et il l’a mal vécu.
– Inhérent ? Répéta Kit qui ne connaissait pas ce mot bizarre.
– Il n’a pas de bouche, lui expliqua la femme en rajustant machinalement son foulard bariolé sur la tête. Du coup, c’est compliqué pour lui de se faire comprendre des autres. Et ça le frustre beaucoup car, lui, il comprend tout ce que nous disons.
– Oh, compatit le garçon. Ca doit être compliqué. Et à quoi il sert dans l’équipage, lui ?
– Et bien, vu qu’il peut s’étirer, se compresser et prendre n’importe quelle forme, il est très pratique pour se faufiler de partout, exposa Eglantine. Du coup il sert à faire toutes les actions dans des endroits inaccessibles pour nous autres.
– Waaa ! S’enthousiasma l’adolescent. C’est génial ! Et est ce qu’il peut prendre des formes rigolotes ?
– Certainement, mais je doute qu’il ait très envie de se donner en spectacle. Ce n’est pas vraiment son genre. »
Kit absorbait tous les propos d’Eglantine aussi efficacement qu’une éponge. Bran se demanda s’il retenait tout. Un son de flûte, mélodieux et zen, les interrompit. La propriétaire de l’Otter Space porta la main à l’appareil fixé à son oreille et s’enquit : « Allô ? » Elle écouta ce que son interlocuteur avait à lui dire. « Mmhmm, je vois. » Ponctua-t elle le discours à l’autre bout du fil. « D’accord. Oui, je me doutais bien que ça n’allait pas être du boulot de débutant, mec. » Elle hocha la tête, comme si son interlocuteur pouvait la voir. « Très bien, c’est un bon début. Je te revaudrai ça, crois moi ! Merci beaucoup ! » Elle se tourna vers les garçons en arborant un grand sourire.
« Ca y est, un de mes contacts a une piste sérieuse. Nous allons pouvoir commencer la chasse !
– Wahou ! Se réjouit Kit en sautant littéralement de joie. Tu as entendu ça, Bran ? On va retrouver Rielle !
– J’ai entendu, temporisa le jeune homme d’un ton apaisant.
– En route, décréta Eglantine. Je vous autorise à venir avec moi dans le cockpit pour le décollage, mais dès que nous aurons quitté l’atmosphère, je vous laisserai entre les griffes de Khouaf. Il vous expliquera ce qu’il attendra de vous en tant que mousses. Parce que ne croyez pas que vous allez pouvoir vous tourner les pouces en attendant de sauver votre princesse ! Il va vous falloir le mériter, votre voyage, mes lascars ! » En guise de réponse, Kit éclata de rire. La capitaine lui jeta un regard menaçant, en levant un sourcil interrogateur. « Oh, non non non, je ne me moquais pas, pouffa le garçon. Mais il ne faut pas me faire imaginer Rielle en princesse ! » Il rit de plus belle, arrachant un sourire à Bran. « Haha ! Elle va tellement m’en vouloir quand je lui en parlerai ! » Le visage d’Eglantine se radoucit. Elle haussa les épaules et les enjoignit à la suivre de nouveau jusqu’au cockpit.
« On ne touche à rien. » Prévint elle une nouvelle fois, avec un regard appuyé en direction de Kit, qui lui répondit avec un éblouissant sourire. Deux précautions valent mieux qu’une, se disait elle. Ils n’étaient pas seuls dans le cockpit. La femme au cache oeil était secondée par deux copilotes. L’un des deux était humain. Et l’autre, un être tentaculaire.
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