– Il est mort avant-hier, l’informa platement la veuve noire. De folie d’après le diagnostic des médecins.
– Est ce vraiment possible de mourir de folie ? S’étonna Ethelle.
– Je ne pense pas. » Elle but une gorgée de thé. « Je pense que ce sont les fées. » La jeune femme rousse ne répondit pas à cela. Elle porta à son tour la tasse à sa bouche. Le thé était à la température idéale et parfaitement infusé. Elle mit à profit cette gorgée pour réfléchir rapidement. Il était vrai que beaucoup de choses étranges avaient eu l’air de se produire dernièrement. Malgré cela, elle ne pouvait s’empêcher de ressentir un certain malaise face à Arabella Finley.
Ethelle n’avait jamais eu d’atomes crochus avec cette personne. Et, bien sûr, il y avait les rumeurs qui lui revenaient à l’esprit. Elles disaient que celle qui était maintenant la veuve noire était une dangereuse lunatique. Orpheline, elle avait été recueillie par son oncle Jeremiah Finley. Mais il se disait sous cape qu’en même temps qu’Arabella grandissait, la maison Finley avait de plus en plus de mal à garder ses employés, exception faite du majordome de la maison qui était là avant même que le directeur d’AérosTech ne s’y installe. Elle avait une réputation de lunatique et d’aucuns racontaient que l’oncle Jeremiah était obligé de payer ses domestiques plus qu’ailleurs si il voulait continuer de profiter de leurs talents. Même ainsi, les employés allaient et venaient, ne restant jamais longtemps.
Une question surgit soudain dans l’esprit de la rouquine. Les domestiques de la maison Finley ne faisait pas long feu, mais Arabella avait tout de même réussi à s’entourer de toute une volée de Faucheux. Sans compter le mystérieux majordome qu’Ethelle soupçonnait être celui là même de la maison du directeur d’AérosTech. Celle-ci devait avoir été saisie, comme la maison Morton, supposa la jeune femme rousse. Mais toutes ces réflexions ne l’aidaient pas à trouver une façon de se positionner vis à vis de l’étrange veuve noire. Heureusement, cette dernière reprit la parole. « Comment trouvez-vous ce que j’ai fait de cet endroit ?
– Oh, c’est charmant, lui assura automatiquement Ethelle. Comment avez-vous fait pour trouver le mobilier et la vaisselle ?
– Tout était entreposé ça et là, expliqua Arabella. Mes Faucheux n’ont eu qu’à se baisser pour ramasser et suivre mes instructions pour tout installer.
– Comment avez-vous trouvé vos… Faucheux ?
– Oh, ça et là également. J’ai fait la connaissance de plusieurs d’entre eux avant la ruine d’AérosTech. Certains m’aidaient pour certaines… Affaires. Ensuite, nous avons fini par former une petite organisation. Pas aussi lucrative que celle de mon oncle Jeremiah, bien entendu, mais nous faisons notre petit bonhomme de chemin. »
Ethelle n’était pas certaine de vouloir comprendre ce que sous-entendaient certains des propos de la veuve noire. La jeune femme se disait que, si ça se trouve, ce nom de veuve noire était plus évocateur que ce qu’elle pensait de prime abord. Elle regrettait de ne pas avoir prêté plus attention aux rumeurs impliquant mademoiselle Finley, mais elle commençait à saisir pourquoi cette trentenaire n’avait jamais trouvé de parti, dans un environnement où les gens aisés se mariaient pour nouer des alliances. Arabella lui sourit. Elle semblait bien l’apprécier, mais la rouquine avait bien peur que ça ne soit pas réciproque. Il allait falloir qu’elle prenne congé. Elle préférait encore tenter le mariage avec Nicolas Merryweather proposé par Thomas Clayton, le vieil ami de son père. « Vous pouvez rester avec nous, si vous le souhaitez, lui proposa la veuve noire. Je suis certaine que vous seriez une remarquable addition à mes petits Faucheux.
– C’est une proposition généreuse, concéda Ethelle. Malheureusement, je vais devoir décliner votre offre, mademoiselle Finley.
– Oh, en êtes-vous certaine ? » S’enquit Arabella. Elle avait l’air très déçue et posa sa tasse un peu trop fort dans sa soucoupe.
La jeune femme rousse fit appel à tout son flegme pour ne pas s’emporter. Elle était fatiguée – il se faisait tard et elle manquait de sommeil – et en avait assez que les choses ne se déroulent pas selon sa volonté. « Oui, tout à fait, maintient-elle. J’ai beaucoup de choses de prévues demain. Bien sûr, je remercie vos Faucheux de m’avoir tirée d’un mauvais pas durant l’incendie du parc des Deux Ormes et je vous suis particulièrement reconnaissante pour le thé ! Mais toutes les meilleures choses ont une fin.
– Elles n’ont pas à s’arrêter forcément ainsi, précisa la veuve noire. Je serais vraiment déçue si vous vous en alliez. Il y a assez de place ici pour que vous ayez un appartement à votre disposition, vous savez.
– Vous êtes une personne généreuse, prête à partager le peu qu’il vous reste, la flatta Ethelle. Je dois dire que l’on ne peut pas en dire autant de la plupart de nos autres confrères de la bonne société. »
La dernière phrase était en toute franchise. Arabella inclina la tête en signe d’acceptation du compliment. La jeune femme rousse avait appris que complimenter les personnes qui n’étaient pas de son avis arrondissait les angles et cela lui permettait souvent d’obtenir d’eux bien plus que si elle s’emportait. Elle espérait que cette astuce fonctionnerait aussi sur l’inquiétante mademoiselle Finley. Si la veuve noire était aussi dérangée que le laissaient croire les rumeurs, il n’y avait aucune garantie. « Vous êtes une personne bien plus intéressante que nos confrères que vous avez mentionnés, mademoiselle Morton. Pour cette raison et beaucoup d’autres, je ne peux pas vous laisser partir.
– Pourquoi donc ? S’enquit Ethelle qui sentait la moutarde lui monter au nez.
– Parce que vous savez qui je suis, expliqua Arabella. Normalement, la seule chose que savent la police et la presse sur la personne qui dirige les Faucheux est le surnom de Veuve Noire. Si ils savaient qui je suis, ils aurait très rapidement l’idée de venir fouiner par ici. Je ne peux pas vous laisser partir.
– Pourtant, certains de vos Faucheux doivent bien connaître votre identité, argumenta la rouquine.
– Mes Faucheux habitent ici et bénéficient d’une meilleure vie sous mon aile que celle de la rue, contra la femme en noir. De plus, ils ont prêté serment et savent très bien à quoi ils s’exposent si jamais il leur venait à l’esprit de me trahir. »
Mademoiselle Finley jeta un bref regard en direction de son majordome. Ethelle subodora que celui-ci était un garant efficace de la loyauté des Faucheux. Et elle n’avait pas la moindre envie de savoir comment il s’y prenait. Puisque cet homme avait été le seul employé à rester au service des Finley pendant tout le temps où ils avaient occupé leur maison et qu’il suivait encore Arabella maintenant, la rouquine supposa qu’un lien fort s’était créé entre le majordome et sa maîtresse depuis belle lurette. Dans tous les cas, elle n’avait pas envie d’en savoir plus à ce sujet non plus. « Que voulez-vous de moi ? Soupira Ethelle.
– Que vous fassiez partie de mes petites araignées, bien sûr.
– Que je devienne une araignée des rues ? Je ne crois pas, non.
– Ma chère, la seule autre option que j’ai est de vous éliminer. » La menace de la veuve noire était réelle.
Mademoiselle Morton en avait plus qu’assez. Sa diplomatie était mise à rude épreuve et elle n’avait qu’une envie : jeter sa tasse de thé à la figure parfaite de la veuve noire. Tout en imaginant la tasse de porcelaine heurter le fin visage d’Arabella en dispersant des fragments effilés et des gouttes encore chaudes sur elle, la jeune femme rousse réfléchissait à la façon dont elle pourrait fausser la compagnie des Faucheux. Elle tourna brièvement la tête vers son sac de voyage que Clay portait toujours, établissant un inventaire rapide de ce qu’il contenait. Malheureusement, elle ne voyait rien qu’elle possédait qui pourrait l’aider. Elle doutait, notamment, que la veuve noire se laisse amadouer par son pot de confit de canard. Ethelle ne possédait rien dont elle pouvait se servir pour marchander sa liberté auprès de mademoiselle Finley.
La rouquine soupira et, découragée, lâcha : « Suis-je donc emprisonnée ici, alors que je ne comptais même pas venir à la base ?
– Voyons ma chère ! S’exclama Arabella en riant. Regardez autour de vous ! Cet aérostat n’est pas une prison. Il s’agit d’un bâtiment de croisière et vous aurez tout ce dont vous aurez besoin, ici. Vous pourrez vous séparer de cet accoutrement d’équitation et porter quelque chose de plus seyant et… propre également. Ne seriez-vous pas heureuse de retrouver votre confort de vie ? » La question était, somme toute, rhétorique. L’une et l’autre en étaient parfaitement conscientes. Bien sûr qu’Ethelle voulait récupérer son luxueux train d’existence. C’était d’ailleurs pour cela qu’elle avait besoin de laver son nom du scandale autour de son père. Elle voulait récupérer son héritage et sa notoriété, même si elle s’était promis de faire plus attention aux personnes qu’elle appelait ses amis. Elle voulait tout ça, mais pas rester enfermée au sein d’un hangar abandonné dans une épave inachevée jusqu’à la fin de ses jours, ou selon le gré des humeurs de la veuve noire, ou jusqu’à ce que quelqu’un démantèle les Faucheux.
Ethelle fixa Tina qui regardait ses pieds, comme si elle s’efforçait de ne pas se sentir concernée. Clay, quant à lui, contemplait la rouquine d’un air gêné. Lorsque leurs regards se croisèrent, il lui adressa un sourire qui se voulait rassurant. Au moins, se dit la rouquine, quelqu’un se montrait amical envers elle. Pour le moment, le jeune homme était le seul Faucheux envers qui elle ressentait un peu de confiance. Mais elle doutait qu’il soit capable de l’aider. « Tina, Clay, les interpella la veuve noire. Veuillez accompagner mademoiselle Morton jusqu’aux appartements qu’elle aura choisi. Si ils sont occupés par certains d’entre vous, faites les reloger. Nous avons là une invitée de marque : nous devons lui faire l’honneur d’une hospitalité irréprochable. »
Les deux Faucheux acquiescèrent et vinrent se placer près d’Ethelle. Celle-ci, comprenant que l’entretien avec Arabella était terminé, se leva, adressa un froid hochement de tête à l’intention de sa geôlière et les suivit. En sortant, elle jeta un dernier coup d’œil à mademoiselle Finley. Celle-ci avait repris la lecture de son journal tandis que le majordome lui servait une nouvelle tasse de thé. Le tableau dégageait tant de sérénité ! Serait-ce vraiment si terrible de finir ses jours ici finalement ? Ce n’était certes pas l’idéal, mais cela se rapprochait d’une vie confortable. Alors que Tina et Clay marchaient devant elle, la guidant dans les corridors faiblement éclairés comparativement au salon d’Arabella, une volée de jeunes Faucheux les bousculèrent en riant. Le cœur d’Ethelle se serra. Non, elle ne pouvait pas rester ici. L’idée de cette prison dorée la mit également face au fait qu’elle ne pouvait pas se rendre à son entrevue prévue avec Nicolas Merryweather. Sa situation ressemblerait peu ou prou à celle-ci. Ce qui l’emmenait à la conclusion suivante : il fallait qu’elle trouve ce qu’elle avait envie de faire de sa vie. Cette question revenait décidément bien trop souvent à son goût ces derniers temps.
Elle se rendit alors compte que Tina et Clay étaient en train de se disputer à voix basse, devant elle. La jeune femme s’approcha d’eux pour entendre ce qu’ils se disaient. « Je t’avais pourtant demandé de la laisser partir pendant qu’il en était encore temps, chuchota furieusement le jeune homme à la petite blonde.
– Je ne voulais pas que ta petite copine nous dénonce aux képis ! Répartit l’adolescente.
– Elle ne l’aurait pas fait, répliqua Clay d’un air excédé. Et maintenant elle est coincée avec nous alors qu’elle ne voulait pas…
– Comme si c’était une horreur d’habiter ici ! Tu es juste en train de chercher des excuses pour me crier dessus.
– Ce n’est pas une horreur d’habiter ici pour nous, précisa le jeune homme. Mais pour elle, ce n’était pas son choix.
– De toutes façons je ne voulais pas d’elle non plus, grommela Tina. Je ne savais pas que la veuve noire voudrait la garder ici.
– Voilà, à cause de toi, nous sommes tous embêtés. » Lança Clay.
Ils se murèrent tous les deux un instant dans un silence boudeur. Puis, le jeune homme toussota avant de reprendre : « Excuse-moi, Tina, je me suis un peu énervé pour rien.
– Non mais tu avais raison, parvint à avouer l’adolescente même si chacun des mots prononcés paraissait être le fruit d’un terrible effort. » L’atmosphère entre eux parut s’alléger instantanément. Ethelle en fut surprise. Elle n’avait jamais vu de dispute se conclure aussi rapidement et sur un compromis désintéressé des deux parties. En fait, elle ne savait même pas que c’était possible ; la jeune femme n’avait encore jamais été témoin d’une chose pareille. Les relations – et tout le reste en général – étaient toujours plus complexes de là où elle venait.
« Clay, l’interpella la blondinette. Je sais que, depuis quelques temps, tu réfléchis à t’en aller. En tous cas, c’est ce que l’on m’a dit. C’est vrai ?
– Plus ou moins, oui, confirma-t-il. Pourquoi me demandes-tu ça maintenant ?
– Je vais vous aider à sortir d’ici, tous les deux, décréta Tina.
– Comment ça ? S’étonna Clay. Et pourquoi ferais-tu une chose pareille ?
– Hum… Et bien, disons que je connais un chemin pour sortir d’ici, que personne d’autre que moi n’a découvert, commença l’adolescente. Et puis… Comme tu disais : cette situation est de ma faute.
– J’étais énervé quand j’ai dit ça…
– Non non ! Tu avais raison, j’aurais du t’écouter, persista Tina.
– Tu vas vraiment nous aider à partir ? Vérifia Clay.
– Oui.
– Même si cela signifie que nous devrons partir loin d’ici pour éviter la colère de la veuve noire ? Continua-t-il. Il y a des chances que nous ne nous voyions plus jamais, toi et moi, tu sais.
– Je sais. »
Le visage de l’adolescente était fermé mais déterminé, lorsqu’elle se tourna en direction d’Ethelle, qui s’immobilisa aussitôt.
2370 mots \o/ et bim, un coup de plus de 600 mots dans les dents du retard !