Des chaudrons et des fées

Spoiler alert : Dans cette historiette, il y a des informations concernant certains personnages d’Arkhaiologia. Si vous êtes sensibles au spoil, vous n’aurez peut-être pas envie de lire ce qui suit avant d’avoir lu au moins le premier tome !

 

« Mais non Morrigan, ne rajoute donc pas tant de gui, tu vas chambouler les proportions et il faudra tout recommencer.
— Je sais ce que je fais, Badb.
— Ah, le contenu du chaudron va exploser, on dirait. » commenta platement Macha, la troisième sœur.

Ainsi qu’elle l’avait prédit, la potion se mit à siffler de manière menaçante en bouillonnant comme du lait abandonné sur le feu. Les bouillons se muèrent soudain en un geyser brûlant, éclaboussant les alentours. Les trois reines-fées reculèrent prestement, mais pas assez vite pour éviter les éclats du liquide.

Morrigan secoua les bras qu’elle avait portés devant son visage pour le protéger, afin d’en égoutter la potion ratée et rehaussa son diadème rouge sur ses cheveux roux et frisés. Altière, elle se redressa ensuite de toute sa taille élancée, se drapant dans sa dignité. Un peu plus petite qu’une humaine, elle irradiait la puissance et la volonté. Tous ceux qui la côtoyaient s’accordaient sur le fait qu’il valait mieux ne pas la contrarier, mis à part ses deux sœurs qui n’avaient cure de son caractère.

« Maintenant que tu as fondé ton royaume en Bretagne, tu es devenue bien imprudente, reprocha Badb à Morrigan, tout en essuyant les gouttes sur sa tunique qui épousait ses formes rondes et en rajustant son diadème bleu sur sa chevelure noire.
— Tu disais déjà ça avant que je fonde mon royaume breton, rappela Morrigan.
— Eh bien, disons que ça n’a pas amélioré ton caractère. »

Pendant que ses deux sœurs se disputaient, Macha s’était approchée du chaudron pour éteindre le feu en dessous. Toute petite et menue, elle paraissait rêvasser en permanence. Son diadème argenté pendait de travers sur ses fins cheveux blonds, mais elle n’y prêtait pas attention. Une fois assurée que le contenu du chaudron ne chauffait plus, elle en inspecta l’intérieur. Il ne restait plus qu’une pâte visqueuse et brunâtre qui maculait le fond et les bords du récipient gravé d’entrelacs.

La reine-fée blonde passa un doigt sur les résidus gluants, ignorant qu’ils étaient encore brûlants, pour les étudier de plus près. Elle grimaça en flairant la substance brunâtre et lâcha sur le ton de la conversation : « Mmmh, ce n’est vraiment pas au point.
— C’est le moins que l’on puisse dire ! appuya Badb.
— Un peu de patience, réclama Morrigan. C’est l’expérience qui rentre.
— De la patience ? s’esclaffa la reine Badb. Te montres-tu aussi patiente avec tes sujets que ce que tu nous demandes d’être avec toi ?
— Que veux-tu dire par là ?
— Ne croit pas que parce que tu es de l’autre côté de la mer, je ne sache rien de ce qui se passe dans ton royaume. Notamment, j’ai entendu dire que certains de tes… korrigans te menaient la vie dure. Il paraîtrait qu’ils causent beaucoup de soucis dans et hors de tes terres.
— Je l’ai entendu dire aussi, intervint Macha en essuyant machinalement ses mains sales sur l’étole sombre de Badb qui glapit. Il paraît que ce sont des bardes qui usent de l’awen à tort et à travers.
— Ils finiront par faire preuve de sagesse, grimaça Morrigan avec irritation.
— C’est ce que tu dis, rétorqua Badb en fusillant du regard Macha qui l’ignora. Il leur faut du temps et il te faut de la patience, car c’est l’expérience qui rentre comme tu dis. Alors, pourquoi passent-ils une partie de leurs nuits dans tes geôles ? »

Morrigan pinça les lèvres. Ses sœurs et elle étaient en contact permanent grâce à leurs corneilles, peu importe la distance : chacune pouvait voir par les yeux de ces oiseaux. Elle estimait que Badb devait un peu trop surveiller ce qu’elle faisait. Cela dit, les trois petits troubadours korrigans n’en faisaient effectivement qu’à leur tête, préférant utiliser leurs pouvoirs bardiques pour amuser la galerie ou s’attirer des ennuis au lieu d’en user à de nobles fins.

Ou, du moins, des fins qui l’arrangeaient elle. Ils n’hésitaient pas non plus à s’en servir au vu et au su d’humains, ce qui avait mis plusieurs fois le royaume féérique de Morrigan en péril. Heureusement, la magie de la reine était puissante et elle avait réussi à maintenir ses terres cachées aux yeux des mortels revanchards.

Plus grave encore, à ses yeux, son propre fils s’était pris d’adoration pour eux. Également barde de grand potentiel, elle craignait qu’il ne se retrouve mal influencé par ces piètres exemples. Son compagnon, le père du prince, lui enjoignait à chaque fois d’accorder sa confiance à leur progéniture lorsqu’elle abordait le sujet, mais Morrigan ne parvenait pas à s’y faire. Son cœur se serrait à chaque fois qu’elle voyait son fils couver les trois fauteurs de troubles d’un regard admiratif.

« Je pense que ce chaudron n’est pas assez robuste pour contenir une préparation magique telle que celle que tu envisages, Morrigan, déclara pensivement Macha.
— Je suis d’accord, confirma Badb avec véhémence. Il en faudrait un meilleur.
— Je n’en ai pas de mieux, déplora Morrigan. Et vous ? »

Ses deux sœurs hochèrent négativement la tête. « Il faudrait au moins le chaudron de Lug pour contenir autant de magie, estima Macha. Mais encore faudrait-il le trouver : il a été caché dans l’Anwynn, l’Autre-Monde, et il se dit que les protections qui l’entourent sont impénétrables. C’est que ce n’est pas rien de vouloir dresser une barrière autour de toute la Bretagne pour en préserver la magie !
— Ne vous plaignez pas, rétorqua Morrigan. Si je parviens à mes fins, vous pourrez vous aussi entourer l’Irlande et le Pays de Galles de protections similaires.
— Je pense surtout que tu t’inquiètes trop, soupira Badb. Nous n’avons pas réussi à trouver l’origine du voile noir ; rien n’indique que quelqu’un d’autre y parvienne. Il ne sera plus réactivé et nos royaumes ne seront plus isolés dans leurs enclaves.
— Je ne sais pas, déclara Morrigan en secouant la tête. On ne sait jamais… Et puis, les dieux doivent savoir où se trouve ce qui peut invoquer le voile noir. S’ils le savent, l’information va certainement se répandre.
— Allons, pourquoi les dieux dévoileraient une chose pareille ? s’enquit Macha. Cela ne ressemblerait pas à Belisama de parler à tort et à travers. D’après ce que je sais, lorsque le voile destructeur de magie s’est déployé, même eux n’ont rien pu faire et ont été balayés de la surface du globe.
— Oui, mais ils avaient l’air impressionnés du chemin pris par les humains pendant l’absence de magie, rappela Morrigan. Ils essaient de les remettre sur une voie similaire. En mieux. Peut-être que la destruction de la magie du monde fait partie de leurs plans.
— Tu dramatises, Morrigan, lui reprocha Badb en levant les yeux au ciel. Ceux que nous appelons des dieux sont des êtres sages ; ils ne favoriseront pas les humains au détriment des fées.
— C’est aussi mon avis, acquiesça Macha qui s’était allongée en étoile par terre. Cela ne leur ressemblerait pas. Je te trouve bien négative.
— Cela ne ressemblerait peut-être pas aux dieux, concéda Morrigan. Il n’empêche que d’autres gens, moins bien intentionnés, peuvent provoquer une nouvelle disparition de la magie. On est jamais trop prudents, je vous le répète !
— Puisque tu le dis, capitula Badb. Dans tous les cas, si tu veux mener ton projet à bien, il te faut le chaudron de Lug. »

Bien. Ses sœurs avaient raison : il lui fallait ce chaudron mystique si elle voulait conserver la magie en Bretagne. Sa décision était prise. Elle allait, de surcroît, veiller personnellement à ce que les trois bardes korrigans prennent du plomb dans la tête. Ils feraient parfaitement l’affaire dans la quête du chaudron de Lug. Elle sourit : elle allait faire d’une pierre deux coups. Trois si elle comptait que cela allait les éloigner de son fils. Morrigan espérait qu’ils ne la décevraient pas.

Le cycle du brouillard

La brume s’épaississait de plus en plus. Elle enveloppait le monde nocturne dans un écrin de coton vaporeux, étouffant tous les sons et recouvrant les ruines de la ville humaine. La guerre était passée par là, avec son lot de destruction. Le Korrigan buta sur un cadavre et prit une mine dégoûtée en le contournant. Affligé, il secoua la tête, faisant ainsi virevolter ses boucles flamboyantes. Il posa son bâton pareil à un charbon ardent sur le corps sans vie et laissa tomber un mot sec. Le mort se retrouva réduit en cendres. « Quel gâchis… lâcha-t-il ensuite dans le silence surnaturel ambiant.
– Chut. » souffla l’Elfe, aussi légèrement que le vent.

Le Korrigan leva les yeux vers le visage pâle de son compagnon. Ce dernier paraissait absorbé, presque éthéré, et penchait la tête sur le côté, comme pour mieux écouter la brise. « Par ici. » Murmura finalement le Maître de l’Air en reprenant la route. Ses pieds touchaient à peine le sol. Le petit Maître du Feu s’empressa de lui emboîter le pas. Il suivit son aérien compagnon jusqu’à ce qu’il supposa, en trébuchant sur la margelle d’une fontaine, être une placette dévastée. Le brouillard se trouvait particulièrement épais à cet endroit et il était impossible de voir plus loin que le bras tendu.

N’y tenant plus, l’ardent Korrigan appela : « Dame Fisdiad ? » Comme en réponse à son appel, toute la brume disparut d’un seul coup, dévoilant une silhouette encapuchonnée au milieu de ce qui était bel et bien une place en ruines. Elle se tourna vers les deux Maîtres et ôta sa capuche, dévoilant son visage ridé encadré de longs cheveux gris et vaporeux. Elle leur adressa un vague sourire fatigué. « Je demande votre pardon pour ces désagréments, déclara-t-elle.
– Nul besoin, balaya le Korrigan. Il était facile de vous retrouver avec tout ce brouillard étalé de partout.
– Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ? s’enquit ensuite l’Elfe.
– Malheureusement non. »

La vieille humaine soupira et s’assit sur le rebord de la fontaine à sec. Elle paraissait plus voûtée par ses soucis que par son âge avancé. « Je ne serai bientôt plus et je n’ai pas trouvé la femme enceinte de l’enfant qui devra me succéder, reprit-elle. Personne ne semble avoir survécu ici. Si elle est morte avec son bébé, qu’adviendra-t-il des Maîtres du Brouillard ? » Aucun de ses deux compagnons ne répondit à cette question ; personne ne connaissait la réponse. Sauf, peut-être, leur divine protectrice qui était à l’origine de leurs pouvoirs. Mais elle n’était pas une entité que l’on peut invoquer à l’envie.

« Soyez tranquille, exhala le Maître de l’Air. Nous trouverons cet enfant.
– Je le sais bien, Fisavel, je le sais bien, assura doucement Dame Fisdiad. C’est seulement que j’aurais aimé mettre les choses en ordre pour mon départ. » Elle soupira de nouveau. De légères volutes de brume l’environnaient.

« C’est bien facile, pour cet Elfe, de considérer cette situation comme triviale… » Songeait le Maître du Feu. Ne subissant pas les affres du temps – comme tous ceux de sa race immortelle d’ailleurs – Fisavel était le seul survivant du groupe initial des Maîtres des Eléments. Le Korrigan se demandait si l’Elfe était capable de comprendre le tourment de la Maîtresse du Brouillard. Néanmoins le Maître de l’Air avait raison : les Maîtres des quatre Eléments trouveraient leur futur cinquième compagnon. Il en avait toujours été ainsi, même si Dame Fisdiad craignait que la mère de l’enfant, qui devrait lui succéder, n’ait succombé à la fureur des combats qui avaient eu lieu dans cette petite ville.

Bien que la longévité des Maîtres soit allongée, les Maîtres du cinquième Elément – le Brouillard – étaient ceux qui changeaient le plus souvent. Ils étaient en effet toujours humains, or les humains étaient ceux qui vivaient le moins d’années parmi les races créées par Etre sur Inisilydan. En compensation, ils avaient des capacités d’adaptation accrues et donnaient facilement naissance à des enfants. Compréhensif face à l’angoisse de Dame Fisdiad, le Korrigan lui adressa un chaleureux sourire, qui se voulait rassurant. La vieille femme lui répondit de même.

Le sourire de la Maîtresse du Brouillard se figea soudain et ses yeux gris se voilèrent. Cette cent quarantième année de vie écoulée était la dernière. Elle s’affaissa avec légèreté et sans un bruit. Sous les regards peinés de ses compagnons, son corps sans vie se trouva enveloppé d’un linceul de brume. Même en étant préparés au fait que sa mort était inévitable et proche, les coeurs des deux Maîtres saignèrent en choeur. Puis Fisavel, après avoir murmuré des paroles elfiques de deuil, s’approcha de leur amie. « Aide-moi Fisaed. » Le Maître du Feu vint prêter assistance à son compagnon, afin d’emporter la dépouille mortelle auprès des deux absents de l’Eau et de la Terre.

Les pleurs d’un nouveau-né se firent alors entendre dans les ruines.

Brouillard