Fée d’union

Léonie rentrait de sa journée de stage. Se sentant très lasse, elle jeta un coup d’œil machinal dans la boite aux lettres. Comme aucune enveloppe n’était posée sur le nid de cartes publicitaires de marabouts et voyants, elle monta chez elle pour se laisser choir dans le canapé, les yeux clos.

Une série de bruits secs la fit tressaillir. Les paupières toujours fermées, elle se demanda si le vent avait lancé des petits cailloux sur sa fenêtre, ou s’il grêlait. Cela l’étonnerait, car le printemps était déjà bien installé et que le soleil brillait encore lorsqu’elle marchait dehors.

« Tap tap tap tap tap. » Léonie ouvrit un œil. Puis l’autre. Elle tourna la tête en direction de la fenêtre, où une tourterelle lui dardait un regard aussi interrogateur qu’impatient. Léonie haussa un sourcil et l’oiseau répliqua en donnant de nouveaux coups de bec sur la vitre. Ce qui décida la jeune femme à se lever était le parchemin que l’animal tenait entre ses pattes. Elle se demanda lequel de ses amis avait pu lui organiser une telle surprise, pour son anniversaire supposait-elle, et ouvrit la fenêtre. L’oiseau ne bougea pas d’un pouce et considéra attentivement Léonie, avant de daigner pousser le fin rouleau de papier dans sa direction.

Elle attrapa délicatement le parchemin et le déroula, sous le regard inquisiteur de la tourterelle.

« Madame,

Le conseil royal d’Avalon vous informe par la présente de votre convocation au couronnement de votre conjointe, Morgane — dite Muirgen dans l’ancienne langue — Avallach, pupille de Viviane du Lac, comme princesse héritière officielle du royaume d’Avalon. Par la même occasion, vous serez couronnée également, au titre de princesse consort.

Ayez l’obligeance de faire préparer vos bagages en vue de l’arrivée de votre escorte. Celle-ci viendra vous chercher au douzième coup de minuit annonciateur de Beltaine.

Avec tout notre respect et en espérant que ce présent message vous trouve en santé,

Viviane du Lac Reine d’Avalon et son Conseil Royal. »

Léonie leva les yeux de la lettre, hébétée. Voilà des années qu’elle n’avait plus pensé à Morgane. Lequel de ses amis connaissait cette histoire de son enfance ? Qui pouvait bien monter une farce qui avait, pour elle, un arrière-gout amer ? Elle ne se souvenait pas en avoir parlé passé ses dix ans. Seule Marie connaissait cette histoire, mais comment l’idée d’une telle plaisanterie aurait pu lui venir à l’esprit ?

Elle soupira et leva les yeux au ciel. Ce faisant, elle constata que la tourterelle avait disparu. Un ou plusieurs de ses amis avaient du lui préparer une surprise à l’extérieur pour son anniversaire. Elle allait devoir se renseigner sur la date exacte de Beltaine. Tout en se frottant les paupières, elle décida qu’elle s’en occuperait après une petite sieste. Elle se blottit de nouveau dans son canapé et sombra presque aussitôt dans un sommeil agité où elle rêva de son souvenir, quatorze ans plus tôt.

***

Léonie trébucha. Ses genoux s’enfoncèrent dans l’herbe du parc, maculant sa robe blanche de taches vertes et marron. La fillette poussa sur ses bras pour se retrouver en position assise, rejeta ses cheveux blonds en arrière de ses mains salies et commença à se lamenter à chaudes larmes. « Pourquoi tu pleures ? » Les sanglots de Léonie s’interrompirent. Elle leva les yeux sur une petite fille auréolée d’une imposante chevelure rousse et bouclée, qu’elle ne connaissait pas.

« Parce que je suis tombée, répondit Léonie.

— Ah, et tu t’es fait mal ?

— Non, mais ma robe est toute salie ; je l’ai eue à mon anniversaire en plus. »

Cette pensée relança le flot des pleurs. « Je l’aime bien comme ça, ta robe, moi. Elle est presque comme la mienne maintenant. » À travers ses larmes, Léonie inspecta la robe verte et agrémentée de blanches étoiles de givre de son interlocutrice. L’inconnue tendit les pans de son vêtement de ses deux mains pour appuyer son propos. Cela fit sourire Léonie, qui pointa du doigt les boucles rousses.

« J’aime beaucoup tes cheveux, comment tu t’appelles ?

— Morgane, et toi ?

— Léonie. » Aussi simplement que cela, elles devinrent amies.

Elles passèrent les deux heures suivantes à cueillir pissenlits et pâquerettes, à courir dans l’herbe et à se partager contes et comptines assises sur un tronc d’arbre. Morgane ne ressemblait à aucune autre fillette que connaissait Léonie. Peut-être était-ce sa carnation si pâle, presque diaphane, et mouchetée ? Ou alors son étrange capacité à chanter comme un oiseau ? À moins que ce ne soit celle qui lui permette d’attirer de petits animaux ? Léonie balaya ses questionnements. Morgane était géniale à ses yeux.

« Tu connais plein d’histoires, Morgane !

— Tu les aimes bien ?

— Oh oui, beaucoup. Dis, tu veux bien être ma meilleure amie ?

— Oui ! Et si on était meilleures amies pour la vie ?

— Ouiiiii ! Oh, j’ai une idée, et si on se mariait ? C’est comme ça quand c’est pour la vie.

— Ah bon ? T’es sure Léonie ?

— Oui, oui. En plus, j’ai eu sept ans. C’est l’âge de raison, mamie m’a dit.

— Préparons le mariage alors, le plus beau ! »

Enchantées par leur idée, elles entreprirent de rassembler leurs bouquets de pissenlits et pâquerettes, auxquels Morgane avait ajouté quelques violettes qu’elle avait dénichées. Elles dérobèrent la nappe de pique-nique de la mère de Léonie en train de discuter et s’assirent dans l’herbe pour que Morgane enseigne à son amie comment tresser des couronnes de fleurs. Malgré tous ses efforts, Léonie ne parvenait pas à manipuler les tiges ; elle les broyait avant de réussir à confectionner une tresse. Frustrée, elle sentit les larmes lui monter aux yeux.

« C’est pas grave, intervint Morgane. Je vais m’occuper des couronnes, toi tu t’occupes d’installer le tissu. » La petite blonde acquiesça et s’employa à suspendre la nappe de pique-nique à des branches, comme un dais blanc à carreaux verts agrémenté de quelques taches.

Lorsqu’elles estimèrent avoir terminé, elles s’applaudirent, ravies. Elles se placèrent l’une en face de l’autre et commencèrent la cérémonie, sous l’œil curieux de moineaux et souris qui déambulaient par là. N’étant pas très inspirées, elles passèrent directement à la déclaration de mariage entre femme et femme. « Morgane, veux-tu me prendre pour épouse, où on serait amies pour toujours ?

— Ouiii ! Et toi Léonie, est-ce que tu veux bien qu’on soit amies et qu’on s’aime pour toujours ?

— Ouiii !

— Super, alors dans ce cas, avec les pouvoirs qui me sont conférés, je nous déclare mariées pour toujours. »

Joyeuses, les deux fillettes se firent des baisers sur tout le visage et dansèrent ensemble, tandis que le vent se levait, faisant bruisser les feuilles. Quelques gouttes tombèrent, les environnant bientôt de la douceur entêtante du pétrichor, et un éclair zébra le ciel. « À tous les coups, tout ça va causer un gros brouillard, gloussa Morgane.

— Pourquoi ? »

La petite fille rousse ne répondit pas. Elles continuèrent à danser sous la pluie, jusqu’à ce que la mère de Léonie vienne la chercher pour la mettre à l’abri des intempéries printanières. Les deux enfants se séparèrent à grand peine, se promettant de se retrouver dès que possible.

Le lendemain et les jours suivants, Léonie insista auprès de sa mère pour retourner au parc. « Cette petite t’a ensorcelée, ma parole ! » s’exclamait-elle chaque fois que sa fille la suppliait. Malgré les nombreuses occasions où Léonie obtint de pouvoir se rendre au jardin citadin, elle ne revit jamais Morgane.

***

Des coups répétés sur sa porte réveillèrent Léonie en sursaut. En ouvrant les yeux, son regard tomba sur la fenêtre et elle découvrit avec contrariété que la nuit était déjà noire. De fait, son téléphone l’informa qu’il était deux heures du matin. La jeune femme se redressa pour vérifier par l’œilleton qui la dérangeait à une heure si tardive. Elle ne vit personne dans le couloir. Irritée, Léonie abandonna sa porte d’entrée, bien déterminée à se confectionner un casse-croute maintenant qu’elle était réveillée. On frappa de nouveau, mais elle n’interrompit pas sa trajectoire jusqu’à son coin cuisine. Pendant qu’elle examinait le maigre contenu de son réfrigérateur, les coups reprirent, sans plus s’arrêter cette fois. Excédée, la jeune femme alla ouvrir sa porte avec brusquerie, sans prendre la peine de s’inquiéter de ce qui pouvait l’attendre de l’autre côté.

Devant elle, bien en dessous de la hauteur balayée par son œilleton, se tenait une vieille femme à la chevelure neigeuse enserrée en un chignon. Elle se balançait légèrement d’avant en arrière, fermement agrippée à une cane en bois noueux. Les yeux mi-clos, un sourire absent étirait ses lèvres humides. Trois chats l’accompagnaient : un noir qui faisait sa toilette, un blanc qui se frottait aux jambes de la visiteuse et un gris qui flairait consciencieusement le paillasson.

« Oui ?… Euh… Bonsoir, balbutia Léonie.

— Oooh, oui oui, le soir est bon, assurément.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Rentrer chez moi ; le soir est bon, oooh, mais un peu frais, ce n’est pas très bon pour mes vieux os.

— Et bien, faites, pourquoi restez-vous plantée là à frapper à ma porte ?

— Parce que je viens vous chercher, oooh bien sûr.

— Comment ça, me chercher ?

— Oooh, n’avez-vous pas reçu la convocation royale ?

— La convoc… »

Léonie s’interrompit. Le souvenir du parchemin apporté par la tourterelle s’imposa à son esprit. Ça ne pouvait pas déjà être Beltaine, si ? Et minuit était passé depuis longtemps. « Il est tard, vous avez besoin de quelque chose ? Parce qu’il faudrait vraiment que j’aille me coucher.

— Oooh, moi aussi, mais la nuit est à peine avancée et nous avons beaucoup à faire. »

Sans plus de cérémonie, la vieille femme et les chats investirent le studio d’une Léonie interloquée. « Où se trouvent vos bagages ? s’enquit l’intruse.

— Je n’ai pas de bagages.

— Oooh, c’est terrible. Où sont vos gens ? La vieille Persine et ses chats allons les aider à préparer vos effets.

— Je n’ai pas de gens.

— Pas de gens ? Oooh, comment faites-vous pour tenir votre domaine ? Avec tant d’étages en plus, quel est votre secret ?

— D’étages ? Oh… Non non, tout l’immeuble ne m’appartient pas. Je ne vis que dans cette pièce-ci. Enfin, avec la salle de bain et les toilettes. »

La vieille femme, Persine, parcourut le petit appartement d’un regard critique, les yeux à présent grands ouverts et son perpétuel sourire presque estompé. Les chats inspectaient de même, flairant et explorant précautionneusement. En constatant que Léonie la fixait, Persine se reprit et arbora de nouveau son léger sourire qui lui donnait un air inoffensif. « Dans ce cas, oooh, indiquez-nous ce que nous devons emporter, s’il vous sied.

— Mais je ne comptais pas partir…

— Balivernes, voyons. Personne ne refuse une convocation royale. Et puis, n’êtes-vous pas curieuse de visiter Avalon ? Je me suis laissée dire que vous autres, humains, considériez ce royaume comme imaginaire, oooh ! »

La vieille femme n’avait pas tout à fait tort : Léonie se demandait où la mènerait cette histoire. Elle ne savait toujours pas lesquels de ses amis étaient impliqués, mais elle saluait leur originalité. Puisque tout le monde insistait sur ses bagages, elle s’enquit : « Combien de temps ça va durer, tout ça ? Tout le week-end ?

— Oooh, plusieurs jours assurément. Probablement toute votre vie. »

Plusieurs jours, soit. Léonie jeta quelques habits et sous-vêtements dans un sac à dos, y adjoignit un nécessaire de toilette et quelques autres bricoles. Puis, sous les regards emplis de jugements des chats, elle déclara avoir terminé. « Cela me parait peu pour une future princesse consort. En êtes-vous certaine ?

— Oui.

— Oooh, bon, je pensais que nous aurions beaucoup plus à transporter. Hum… Et bien, allons-y dans ce cas. »

Léonie suivit Persine et les félins jusqu’au pied de l’immeuble. La nuit avait vidé les rues ; nul passant ni phare en vue. La jeune femme s’interrogeait : y aurait-il un moyen de transport ou allaient-elles devoir cheminer à pied, car sa guide n’avançait pas très vite et au beau milieu de la route ? Les chats allaient-ils rester près d’elles ou s’égayer en tous sens ?
Un martèlement interrompit la velléité de Léonie à diriger Persine vers un trottoir. Cela ressemblait à des sabots au galop, qui se rapprochaient. La jeune femme se retourna et aperçut un grand cerf blanc tourner dans la rue, à pleine vitesse, et foncer dans sa direction. Elle entraîna sa compagne sur le côté, pour ne pas se faire piétiner. L’animal immaculé passa rapidement ; son pelage si blanc qu’il donnait l’impression de luire.

« Oooh, voilà notre guide. » Persine agitait joyeusement le bras qui ne tenait pas sa canne en direction du cerf. Les trois chats bondirent les uns sur les autres en même temps et se fondirent en une seule créature à six pattes, presque aussi haute qu’un cheval. La vieille femme sauta sur son dos en s’aidant de sa canne, avant d’empoigner Léonie avec une force insoupçonnée, pour la hisser derrière elle. « En avant, sinon nous allons perdre le chemin ! » lança Persine et le félin s’élança à la poursuite du cerf blanc.

Léonie, désespérément agrippée à la vieille femme, était choquée. Le cerf au milieu de la ville, elle pouvait l’envisager, mais le chat géant à six pattes lui était inconcevable. Que se passait-il ? Était-elle en train de rêver ? Elle n’eut pas le loisir de se questionner plus : la course chaotique la poussait à se cramponner de tout son être. Persine gloussait. « Voilà longtemps que je n’avais pas participé à une Chasse ! »

Leur guide immaculé galopa dans les rues jusqu’à une fontaine gallo-romaine, dans laquelle il bondit, disparaissant aussitôt. Le chat le suivit sans hésiter et Léonie hurla, fermement arrimée à la vieille femme hilare, certaine qu’elle allait s’écraser contre la pierre de la fontaine.

Comme le choc ne venait pas, Léonie ouvrit les yeux. Le cerf n’était nulle part en vue et le chat avait ralenti, adoptant une allure trottinante. Autour d’elle se dressaient des arbres à perte de vue, rendant la nuit encore plus sombre. L’air fleurait la forêt, mais aussi l’iode. « Où… où est-ce que vous m’emmenez ? s’enquit la jeune femme d’une voix blanche.

— À Avalon, retrouver votre femme la future princesse Morgane, bien évidemment.

— Mais… je… Ce n’était qu’un faux mariage entre deux enfants.

— Oooh, mais il est tout ce qu’il y a de plus officiel chez nous : il a été célébré par une personne de sang royal habilitée à le faire et il a été validé par tous les témoins animaux, végétaux, minéraux et élémentaires. Cela fera de vous la princesse consort une fois qu’elle sera couronnée princesse héritière.

— Ce n’est pas possible.

— Oooh, si si. Puisque vous ne le saviez pas, heureusement que vous n’avez pas essayé d’épouser quelqu’un d’autre, vous auriez eu des soucis.

— Mais j’ai eu des… partenaires.

— J’imagine, mais cela n’a rien à voir, ça. Notre Morgane en a eu aussi, oooh, c’est tout naturel.

— Alors, Morgane et moi sommes mariées, mariées ?

— Oooh oui !

— Ben ça alors… »

À suivre…

Le château de la Dame du Lac

Le cube des Morton

Spoiler alert : Dans cette historiette, il y a des informations concernant certains personnages d’Arkhaiologia. Si vous êtes sensibles au spoil, vous n’aurez peut-être pas envie de lire ce qui suit avant d’avoir lu au moins le premier tome !

 

« Cet objet est de très mauvais goût, ma chère, ne trouvez-vous pas ? » Charles Morton contemplait d’un œil critique le cube que sa femme enceinte tenait dans ses mains, tout en maintenant difficilement son ombrelle sous un bras. L’objet était lui-même composé de cubes colorés plus petits, chaque face du plus grand comportant vingt-cinq petits. Les faces colorées étaient réparties de façon aléatoire, heurtant la sensibilité esthétique de Charles. « Cora ? l’appela-t-il en récupérant l’ombrelle pour l’aider.
— Mmmh ? Oh, oui, j’étais seulement intriguée. Je pensais qu’il s’agissait d’un objet décoratif, mais maintenant j’ai plutôt l’impression qu’il s’agit d’un casse-tête à résoudre. »

Pour appuyer ses dires, elle montra à son époux que chaque rangée de petits cubes pouvait pivoter. « Un cube dispose de six faces, reprit-elle. Or, comme il y a également six couleurs sur les petits cubes, je suppose qu’il faut regrouper une couleur par face. » Elle continua à manipuler l’objet, puis soupira. « Cela semble compliqué. Il me faudrait plus de temps pour trouver la solution !
— Soit. » acquiesça Charles avec un sourire. Ravi de voir Cora retrouver de son enthousiasme, elle qui était si lasse ces derniers temps, il acheta le cube coloré au marchand de la grande foire de Rysel.

« Vous avez l’œil pour les raretés ! Le félicita le vendeur avec gouaille. Ceci n’est pas qu’un simple objet décoratif. Vous avez là un artefact qui vient tout droit de la cité perdue de Lug !
— La cité perdue de Lug ? répéta monsieur Morton. Je n’en ai jamais entendu parler.
— D’aucuns disent qu’elle est au centre de Gallica, mais les rares qui ont réussi à y mettre les pieds ne sont jamais arrivés à la retrouver. »

Charles jeta un coup d’œil agacé au marchand. « Encore une cité mystique qui n’existe pas, lâcha-t-il. Je ne suis pas si crédule, vous savez.
— Bah, vous pouvez me croire, lui assura le vendeur en haussant les épaules. Vous avez déjà acheté l’objet, je n’ai aucune raison d’essayer de vous convaincre.
— La Gallica n’est pas une région inexplorée, persista monsieur Morton. Depuis le temps qu’elle est sous la houlette de l’Empire d’Angeland, il ne reste aucun territoire qui ne soit pas connu, répertorié et cartographié. De plus, le train dessert toute la région, je ne vois pas ce qu’il pourrait y avoir de mystérieux en Gallica.
— Haha, vous êtes un homme sceptique, c’est bon pour vous, ça ! Ça va bien vous éviter de vous faire rouler. Il n’empêche que je crois à la magie, moi. Et je suis persuadé que la cité de Lug existe en Gallica ; elle est juste dissimulée.
— Si vous le dites. » capitula Charles en haussant les épaules, avant de prendre congé.

Il tourna la tête à la recherche de Cora et fut surpris de ne pas la voir à ses côtés. Fouillant les alentours du regard, il l’aperçut enfin qui s’était assise sur un banc, toujours en train de manipuler le cube composé de cubes pour le résoudre. Il sourit, attendri de la voir si concentrée, et la rejoignit, s’asseyant près d’elle. « C’est compliqué, commenta-t-elle en faisant furieusement pivoter les rangées de cubes colorés. J’essaie de ne m’occuper que d’une seule face pour le moment, je pense que ce sera plus simple ainsi. »

Charles acquiesça et resta silencieux, profitant de ce moment de quiétude avec sa femme. Ses activités de conseiller financier lui prenaient beaucoup de temps et d’énergie à Eastlond. Il se félicitait d’avoir eu l’idée de cette petite virée de l’autre côté du bras de Saltarm pour se ressourcer en compagnie de Cora qui, elle, s’étiolait d’être recluse chez eux en attendant la naissance de leur bébé.

 

Plus sa grossesse avançait, plus Cora paraissait obnubilée par son cube coloré. Et plus elle résolvait de faces, plus la suivante semblait la mettre en échec. Charles déplorait de ne pas parvenir à passer autant de temps qu’il l’aurait voulu auprès d’elle. Il était à présent conseiller financier pour trois entreprises toutes neuves basées sur les nouvelles technologies : RotorCorp dirigée par Rose Wemyss, AérosTech dirigée par Jeremiah Finley et MécanInc dirigée par Abigail Lyons. Les trois directeurs se montraient très demandeurs en ce qui concernait ses services et monsieur Morton se retrouvait souvent invité à des dîners chez les unes ou l’autre.

Il réussissait à en esquiver quelques-uns, mais pas suffisamment à son goût. Cora ne lui en tenait pas rigueur ; cela dit, il s’en voulait assez pour deux. La seule chose qu’elle se laissait à lui rappeler de temps à autre était qu’elle préférait lorsqu’il passait des moments avec elle. Ils avaient alors la même sempiternelle conversation.

« J’aimerais beaucoup, lui assurait-il à chaque fois. Mais je me suis promis de vous offrir une douce existence, c’est pourquoi je ne dois pas négliger mes clients.
— Mon existence serait plus douce si vous la passiez à mes côtés, ronchonnait-elle alors. Ma famille serait prête à nous donner suffisamment de rentes pour que vous n’ayez pas besoin de travailler.
— Voyons ma douce, vous savez bien que vous seriez la première embarrassée si nous devions quoi que ce soit à votre famille.
— Je sais bien, soupirait-elle. Mais vous me manquez lorsque vous passez vos journées et soirées loin de moi. J’aimerais tellement vous accompagner !
— Bientôt, lorsque le bébé sera né.
— Vivement. »

Cora et sa famille avaient des relations compliquées. Originaires de la Pictie, où la plupart d’entre eux vivaient toujours, les MacFarlane étaient toujours très versés dans les anciennes croyances. Or, il s’avérait que celle qui était désormais madame Morton était la septième fille d’une septième fille. Selon le folklore populaire, cela signifiait qu’elle était une sorcière et sa chevelure de feu donnait un argument supplémentaire dans ce sens. La moitié de sa famille la vénérait pour cela et l’autre moitié se méfiait d’elle pour la même raison.

En grandissant, Cora s’était très rapidement sentie étouffée par ce cocon de considérations contradictoires. Elle avait demandé à être mise en pension très loin, à Eastlond, célèbre cité du sud, rutilante de modernité. La capitale de l’Empire d’Angeland la faisait rêver et elle espérait pouvoir se fondre dans la masse. Sa tactique fonctionna au-delà de ses espérances ; elle ne suscitait plus d’intérêt particulier. Libérée de cette aura de sorcellerie qui l’oppressait, elle put enfin s’épanouir.

Durant ses études eastlondiennes, elle s’éprit de Charles Morton, grand sceptique qui l’aimait pour ses qualités propres et non par curiosité de son état de soi-disant sorcière. Les MacFarlane ne virent pas cette nouvelle d’un très bon œil. Ils étaient réticents à laisser une fille de leur clan fricoter avec un étranger du sud. Et, pire encore, ils se trouvèrent vexés lorsque la fille en question parut ignorer complètement leur refus. C’était bien d’une sorcière, ça, de n’en faire qu’à sa tête !

La doyenne MacFarlane, dans une lettre aux accents tragédiens, donna un ultimatum à son arrière-petite-fille : ou Cora quittait ce parvenu de Charles Morton, ou sa famille leur coupait les vivres. Les deux jeunes gens répondirent avec hauteur qu’ils pouvaient conserver leur argent, qu’ils s’en sortiraient bien seuls. Ce qu’ils firent avec enthousiasme. Leurs débuts furent un peu difficiles. En effet, l’un comme l’autre venaient de terminer leurs études et il leur fallut un peu de temps pour trouver chacun un emploi. Heureusement, lorsque leurs fins de mois étaient maigres, la mère de Charles leur donnait un peu de son faible surplus.

Monsieur Morton trouva bientôt une place comme commis des finances et mademoiselle MacFarlane comme aide-bibliothécaire. Leur situation ainsi stabilisée, ils se marièrent. Cela réconcilia Cora avec sa famille, qui n’avait plus rien à redire au sujet de Charles. Les MacFarlane leur précisèrent cependant bien qu’ils ne renouvelleraient pas leur aide financière, ce dont les deux jeunes mariés n’avaient cure.

Cora tomba bientôt enceinte et, la grossesse étant particulièrement éprouvante pour elle, elle dut momentanément quitter son emploi de bibliothécaire. Charles, quant à lui, mit les bouchées doubles afin de procurer à sa femme le même confort que celui qu’ils avaient réussi à obtenir à deux. Ces opportunités de devenir conseiller financier de trois entreprises prometteuses était une véritable aubaine pour lui.

Et pourtant Charles se sentait un peu angoissé. Il avait l’impression que malgré tous ses efforts pour entourer Cora de ce dont elle avait besoin, elle continuait à s’étioler. Et ce, même après leur petite virée à Rysel. Il utilisa alors beaucoup de ses ressources pour faire appel aux meilleurs médecins d’Eastlond. Les hommes et femmes de médecine qui examinèrent Cora ne purent guérir son esprit erratique et parurent inquiets concernant le terme de la grossesse. Inquiet, Charles s’arrangea pour que des praticiens passent quotidiennement s’assurer de la santé de sa femme. Les MacFarlane, tous aussi inquiets de ces nouvelles, envoyèrent une cousine de Cora lui tenir compagnie.

Laoghaire, aussi rousse que sa cousine, était reconnue dans le clan comme une femme capable de voir et bannir les mauvais esprits et autres fées. La doyenne l’avait envoyée, elle, avec cette deuxième mission dont Charles ne devait pas avoir connaissance : vérifier que la septième fille de la septième fille n’était tourmentée par aucun mauvais esprit. Et, le cas échéant, s’assurer qu’il ne s’agissait pas de son héritage de sorcière qui était en train de se révéler. Monsieur Morton accueillit chaleureusement Laoghaire, rassuré que Cora puisse avoir de la compagnie pendant que lui-même serait occupé à ses affaires.

Ses inquiétudes revinrent rapidement. Madame Morton semblait un peu moins perdue grâce à la présence stimulante de sa cousine, mais il n’y avait toujours que le cube coloré qui parvenait à vraiment focaliser son attention. Laoghaire avait tout essayé pour la distraire de l’étrange objet. Rien n’y fit. Cora se mettait même en colère lorsqu’on tentait de le soustraire à sa portée. Alors qu’elle allait accoucher d’un jour à l’autre, il n’y avait plus que deux faces qui lui donnaient du fil à retordre et elle paraissait plus déterminée que jamais à le résoudre.

Malgré la présence de la cousine MacFarlane, Charles décida de prendre plus de temps pour s’occuper de sa femme. Ses partenaires se montrèrent compréhensifs, Cora approchant du terme et les rumeurs concernant ses problèmes de santé allant bon train. De toute façon, monsieur Morton était trop préoccupé pour pouvoir gérer les affaires avec efficacité, tout le monde l’avait bien remarqué, lui compris.

« Avez-vous bien avancé dans la résolution du cube, ma chère ? s’enquit Charles un jour où il avait pu se couper de ses responsabilités.
— Mmhmm, répondit Cora qui réfléchissait en tournant le cube en tous sens dans ses mains. Je pense que nous allons avoir une fille.
— Vraiment ? Comment le savez-vous ?
— J’ai… comment dire, j’ai regardé à l’intérieur de moi-même. J’aimerais l’appeler Ethelle.
— C’est un joli prénom. » convint Charles.

Il se demandait s’il pouvait croire les propos de sa femme, mais peu lui importait. Il voyait dans cette discussion un signe d’amélioration de son état. « Je suis très heureuse de vous avoir près de moi, continua Cora. J’ai l’impression que vous m’aidez à garder l’esprit clair ; je ne me sens pas très bien ces derniers temps.
— Rassurez-vous, cela va bientôt s’arranger.
— Serez-vous là demain aussi ?
— Demain non, déplora Charles en lui prenant tendrement la main. Mais après-demain oui, je me tiendrai à vos côtés toute la journée. Peut-être même pourrons-nous sortir faire un tour si votre état le permet.
— Quelle bonne idée ! »

Monsieur Morton passa le reste du temps à divertir sa femme de toutes les manières auxquelles il put penser ; elle en oublia même son cube coloré. Et ce, au grand dam de Laoghaire qui s’était habituée à avoir l’exclusivité du bien-être de sa cousine. Surtout que, lorsqu’il était là, Charles l’empêchait de brûler des herbes dans leur chambre sous prétexte que cela l’incommodait. Elle avait argumenté qu’il s’agissait là d’une magie commune pour protéger Cora des mauvais esprits qui voudraient profiter de la faiblesse de son état, mais en vain : monsieur Morton refusait catégoriquement de croire au surnaturel. Laoghaire se résigna à attendre le lendemain, lorsqu’il serait absent, pour renouveler ses bienfaits magiques.

Ce qu’elle fit.

Charles venait de passer une après-midi éprouvante à l’ambassade de Nueva Azteca. Il avait accompagné mesdames Wemyss et Lyons ainsi que monsieur Finley pour tisser de nouveaux liens commerciaux. Pressé de retrouver Cora, il prit rapidement congé de ses collaborateurs et se rendit chez lui le plus vite possible. En ouvrant la porte, il se figea. Laoghaire discutait avec un médecin et tous deux arboraient des mines graves.

« Que se passe-t-il ? s’inquiéta Charles.
— Ah, monsieur Morton, le salua brièvement le médecin. Je suis navré, j’ai de bonnes et de mauvaises nouvelles pour vous.
— Cora ?
— Je… et bien, hum, elle n’a pas survécu à l’accouchement. Toutes mes condoléances, monsieur.
— Comment ? » s’enquit Charles d’une voix blanche, tandis que Laoghaire fondait en larmes.

Sans attendre de réponse, il se précipita dans la chambre. Le lit était vide. Le seul témoin de la présence de Cora était le cube coloré, presque entièrement résolu sur la table de chevet. « Cora ! » s’écria Charles d’une voix étranglée par les sanglots. « Cora ! Qu’avez-vous fait d’elle ? s’enquit-il ensuite auprès de Laoghaire qui l’avait suivi.
— Je n’ai rien fait, se défendit la cousine MacFarlane en essuyant ses propres larmes. Elle est morte et puis les fées l’ont emmenée, mais…
— Les fées ?! rugit monsieur Morton. Ce n’est pas le moment de débiter des inepties pareilles, où se trouve ma femme ? »

Laoghaire, effrayée, lui désigna la fenêtre. Les rideaux se balançaient légèrement dans la brise qui entrait par les battants ouverts. Charles s’apprêta à crier de nouveau, lorsque des pleurs de nourrisson déchirèrent le silence. « Et, hum, voici la bonne nouvelle, intervint le médecin en pénétrant dans la pièce. Vous avez un bébé en bonne santé, une petite fille. » Monsieur Morton ne répondit pas et s’approcha du berceau à côté du lit où aurait dû se reposer Cora. Un bébé enveloppé de langes s’y tortillait, le visage crispé d’effort pour essayer de pleurer et respirer en même temps.

Lentement et avec tendresse, Charles prit sa fille dans ses bras et se mit à la bercer. Très vite, l’enfant se calma. En prenant garde d’adoucir sa voix pour ne pas effrayer le petit être blotti contre lui, il demanda au médecin : « Où se trouve ma femme ?
— Je… je ne sais pas, avoua-t-il. Je m’occupais de vérifier la santé de votre fille et de lui faire prendre son premier repas quand le corps a… disparu. Je pensais que votre cousine s’était chargée des dispositions…
— Je vois. Vous pouvez partir, je n’ai plus besoin de vous à présent. » Le ton de monsieur Morton était définitif et le médecin s’en fut en secouant la tête. « Vous pouvez partir aussi, ajouta Charles à l’intention de Laoghaire.
— Mais…
— Et dès demain, vous pourrez retourner en Pictie, auprès du clan MacFarlane.
— Mais non, je ne peux pas laisser la petite comme ça…
— Si vous me ramenez Cora, vous pourrez rester. »

Laoghaire ne savait pas où se trouvait la dépouille de sa cousine et elle avait des consignes de la doyenne concernant le bébé. Elle voulut argumenter, mais le regard de Charles l’en empêcha. Elle ne l’avait jamais vu aussi dur et capitula, quittant la pièce avec un air pincé. Maintenant seul avec sa fille, qui avait déjà ses yeux grands ouverts, il plongea son regard à présent attendri dans le sien.

« Ma jolie Ethelle, chuchota-t-il au nourrisson qui le contemplait d’un air grave comme seuls savent le faire les bébés. Je suis terriblement triste d’avoir perdu ta mère, mais tellement heureux de t’avoir avec moi. Je ferai tout pour t’offrir la vie de rêve que tu mérites. » Les larmes aux yeux, Charles posa délicatement Ethelle sur le couvre-lit et s’étendit à côté, ne parvenant pas à détacher son regard d’elle. Le cube sur la table de chevet émit une faible lueur palpitante, avant de s’éteindre de nouveau. Seuls deux petits cubes colorés ne se trouvaient pas encore à leur place.

Des chaudrons et des fées

Spoiler alert : Dans cette historiette, il y a des informations concernant certains personnages d’Arkhaiologia. Si vous êtes sensibles au spoil, vous n’aurez peut-être pas envie de lire ce qui suit avant d’avoir lu au moins le premier tome !

 

« Mais non Morrigan, ne rajoute donc pas tant de gui, tu vas chambouler les proportions et il faudra tout recommencer.
— Je sais ce que je fais, Badb.
— Ah, le contenu du chaudron va exploser, on dirait. » commenta platement Macha, la troisième sœur.

Ainsi qu’elle l’avait prédit, la potion se mit à siffler de manière menaçante en bouillonnant comme du lait abandonné sur le feu. Les bouillons se muèrent soudain en un geyser brûlant, éclaboussant les alentours. Les trois reines-fées reculèrent prestement, mais pas assez vite pour éviter les éclats du liquide.

Morrigan secoua les bras qu’elle avait portés devant son visage pour le protéger, afin d’en égoutter la potion ratée et rehaussa son diadème rouge sur ses cheveux roux et frisés. Altière, elle se redressa ensuite de toute sa taille élancée, se drapant dans sa dignité. Un peu plus petite qu’une humaine, elle irradiait la puissance et la volonté. Tous ceux qui la côtoyaient s’accordaient sur le fait qu’il valait mieux ne pas la contrarier, mis à part ses deux sœurs qui n’avaient cure de son caractère.

« Maintenant que tu as fondé ton royaume en Bretagne, tu es devenue bien imprudente, reprocha Badb à Morrigan, tout en essuyant les gouttes sur sa tunique qui épousait ses formes rondes et en rajustant son diadème bleu sur sa chevelure noire.
— Tu disais déjà ça avant que je fonde mon royaume breton, rappela Morrigan.
— Eh bien, disons que ça n’a pas amélioré ton caractère. »

Pendant que ses deux sœurs se disputaient, Macha s’était approchée du chaudron pour éteindre le feu en dessous. Toute petite et menue, elle paraissait rêvasser en permanence. Son diadème argenté pendait de travers sur ses fins cheveux blonds, mais elle n’y prêtait pas attention. Une fois assurée que le contenu du chaudron ne chauffait plus, elle en inspecta l’intérieur. Il ne restait plus qu’une pâte visqueuse et brunâtre qui maculait le fond et les bords du récipient gravé d’entrelacs.

La reine-fée blonde passa un doigt sur les résidus gluants, ignorant qu’ils étaient encore brûlants, pour les étudier de plus près. Elle grimaça en flairant la substance brunâtre et lâcha sur le ton de la conversation : « Mmmh, ce n’est vraiment pas au point.
— C’est le moins que l’on puisse dire ! appuya Badb.
— Un peu de patience, réclama Morrigan. C’est l’expérience qui rentre.
— De la patience ? s’esclaffa la reine Badb. Te montres-tu aussi patiente avec tes sujets que ce que tu nous demandes d’être avec toi ?
— Que veux-tu dire par là ?
— Ne croit pas que parce que tu es de l’autre côté de la mer, je ne sache rien de ce qui se passe dans ton royaume. Notamment, j’ai entendu dire que certains de tes… korrigans te menaient la vie dure. Il paraîtrait qu’ils causent beaucoup de soucis dans et hors de tes terres.
— Je l’ai entendu dire aussi, intervint Macha en essuyant machinalement ses mains sales sur l’étole sombre de Badb qui glapit. Il paraît que ce sont des bardes qui usent de l’awen à tort et à travers.
— Ils finiront par faire preuve de sagesse, grimaça Morrigan avec irritation.
— C’est ce que tu dis, rétorqua Badb en fusillant du regard Macha qui l’ignora. Il leur faut du temps et il te faut de la patience, car c’est l’expérience qui rentre comme tu dis. Alors, pourquoi passent-ils une partie de leurs nuits dans tes geôles ? »

Morrigan pinça les lèvres. Ses sœurs et elle étaient en contact permanent grâce à leurs corneilles, peu importe la distance : chacune pouvait voir par les yeux de ces oiseaux. Elle estimait que Badb devait un peu trop surveiller ce qu’elle faisait. Cela dit, les trois petits troubadours korrigans n’en faisaient effectivement qu’à leur tête, préférant utiliser leurs pouvoirs bardiques pour amuser la galerie ou s’attirer des ennuis au lieu d’en user à de nobles fins.

Ou, du moins, des fins qui l’arrangeaient elle. Ils n’hésitaient pas non plus à s’en servir au vu et au su d’humains, ce qui avait mis plusieurs fois le royaume féérique de Morrigan en péril. Heureusement, la magie de la reine était puissante et elle avait réussi à maintenir ses terres cachées aux yeux des mortels revanchards.

Plus grave encore, à ses yeux, son propre fils s’était pris d’adoration pour eux. Également barde de grand potentiel, elle craignait qu’il ne se retrouve mal influencé par ces piètres exemples. Son compagnon, le père du prince, lui enjoignait à chaque fois d’accorder sa confiance à leur progéniture lorsqu’elle abordait le sujet, mais Morrigan ne parvenait pas à s’y faire. Son cœur se serrait à chaque fois qu’elle voyait son fils couver les trois fauteurs de troubles d’un regard admiratif.

« Je pense que ce chaudron n’est pas assez robuste pour contenir une préparation magique telle que celle que tu envisages, Morrigan, déclara pensivement Macha.
— Je suis d’accord, confirma Badb avec véhémence. Il en faudrait un meilleur.
— Je n’en ai pas de mieux, déplora Morrigan. Et vous ? »

Ses deux sœurs hochèrent négativement la tête. « Il faudrait au moins le chaudron de Lug pour contenir autant de magie, estima Macha. Mais encore faudrait-il le trouver : il a été caché dans l’Anwynn, l’Autre-Monde, et il se dit que les protections qui l’entourent sont impénétrables. C’est que ce n’est pas rien de vouloir dresser une barrière autour de toute la Bretagne pour en préserver la magie !
— Ne vous plaignez pas, rétorqua Morrigan. Si je parviens à mes fins, vous pourrez vous aussi entourer l’Irlande et le Pays de Galles de protections similaires.
— Je pense surtout que tu t’inquiètes trop, soupira Badb. Nous n’avons pas réussi à trouver l’origine du voile noir ; rien n’indique que quelqu’un d’autre y parvienne. Il ne sera plus réactivé et nos royaumes ne seront plus isolés dans leurs enclaves.
— Je ne sais pas, déclara Morrigan en secouant la tête. On ne sait jamais… Et puis, les dieux doivent savoir où se trouve ce qui peut invoquer le voile noir. S’ils le savent, l’information va certainement se répandre.
— Allons, pourquoi les dieux dévoileraient une chose pareille ? s’enquit Macha. Cela ne ressemblerait pas à Belisama de parler à tort et à travers. D’après ce que je sais, lorsque le voile destructeur de magie s’est déployé, même eux n’ont rien pu faire et ont été balayés de la surface du globe.
— Oui, mais ils avaient l’air impressionnés du chemin pris par les humains pendant l’absence de magie, rappela Morrigan. Ils essaient de les remettre sur une voie similaire. En mieux. Peut-être que la destruction de la magie du monde fait partie de leurs plans.
— Tu dramatises, Morrigan, lui reprocha Badb en levant les yeux au ciel. Ceux que nous appelons des dieux sont des êtres sages ; ils ne favoriseront pas les humains au détriment des fées.
— C’est aussi mon avis, acquiesça Macha qui s’était allongée en étoile par terre. Cela ne leur ressemblerait pas. Je te trouve bien négative.
— Cela ne ressemblerait peut-être pas aux dieux, concéda Morrigan. Il n’empêche que d’autres gens, moins bien intentionnés, peuvent provoquer une nouvelle disparition de la magie. On est jamais trop prudents, je vous le répète !
— Puisque tu le dis, capitula Badb. Dans tous les cas, si tu veux mener ton projet à bien, il te faut le chaudron de Lug. »

Bien. Ses sœurs avaient raison : il lui fallait ce chaudron mystique si elle voulait conserver la magie en Bretagne. Sa décision était prise. Elle allait, de surcroît, veiller personnellement à ce que les trois bardes korrigans prennent du plomb dans la tête. Ils feraient parfaitement l’affaire dans la quête du chaudron de Lug. Elle sourit : elle allait faire d’une pierre deux coups. Trois si elle comptait que cela allait les éloigner de son fils. Morrigan espérait qu’ils ne la décevraient pas.

NaNoWriMo 2017 : À l’École de l’Autre Côté du Miroir, jour 3

Ils émergèrent dans une salle similaire à celle qu’ils venaient de quitter, sauf qu’elle était peuplée de chaises rembourrées et tapissées de velours vermeil. Sur ces chaises étaient assis des élèves un peu perdus. De grandes fenêtres à meneaux laissaient entrer le soleil à flot et les rayons éclairaient de lourdes tentures colorées, pendues le long des murs. L’air paraissait lourd à respirer pour Cédric, lourd et plein d’énergie. Un jeune mage aux cheveux crépus leur adressa un sourire crispé et leur indiqua d’aller s’asseoir.

Stéphanie lâcha brusquement son ami : les mains du garçon s’étaient mises à crépiter d’électricité statique. « Ne t’inquiète pas, ça va passer. » Intervint une voix douce. Valentine avait fait irruption à côté d’eux et leur adressait un sourire lumineux. Elle avait attaché son abondante chevelure blonde en queue de cheval, mais certains cheveux se relevaient pour flotter tous seuls. « L’air est différent ici, continua-t-elle.
– J’ai vu ça ! » Acquiesça Stéphanie en attrapant Valentine pour une brève et joyeuse embrassade.

Les trois allèrent ensuite s’assoir sur les chaises qui étaient, sans aucun doute, les chaises les plus confortables sur lesquelles ils avaient eu l’occasion de s’asseoir. En regardant autour de lui, Cédric aperçut Henry, quelques rangs plus loin. Le garçon brun avait les cheveux redressés en bataille à cause de l’électricité statique et il remontait nerveusement ses lunettes sur son nez en jetant des coups d’œil curieux autour de lui.

D’autres élèves arrivaient par le miroir derrière eux, mais quelques uns arrivaient par la porte. « Je crois que nous allons être plus que ce que je pensais, mentionna songeusement Stéphanie en suivant son regard. Je n’avais pas compris que des gens vivaient de ce côté-ci.
– Moi non plus, appuya Valentine. Regarde ceux-là. »

Elle désignait un petit groupe de personnes au teint diaphane et vêtus comme des nobles du moyen-âge, qui toisaient les arrivants du miroir avec un air dédaigneux. « Ne faites pas attention à eux, lança un garçon brun qui s’assit à côté de Cédric. Ils regardent tout le temps tout le monde de haut.
– Qui sont-ils ? S’enquit curieusement Stéphanie.
– Ils se font appeler les « Belles Gens », répondit le garçon. Mais ils sont toujours méchants avec tous ceux qui ne sont pas comme eux. C’est à dire nous et tous les autres du peuple des fés.
– Il y a d’autres fés qui vont étudier avec nous ? Demanda Cédric.
– Peut-être, mais à part les Belles Gens, ils sont rares à vouloir étudier la magie.
– Comment sais-tu tout ça ? S’étonna Stéphanie.
– J’habite de ce côté ! Expliqua fièrement le garçon brun. Je m’appelle Jérémy. »

Les trois se présentèrent à leur tour, mais un bruit de chute interrompit leur discussion. Ils se retournèrent vers le miroir. Une fillette brune, aux cheveux frisés et plus petite que la moyenne, avait trébuché sur le cadre en entrant. Le jeune mage qui faisait l’accueil l’aida à se relever et elle fila s’asseoir en baissant la tête pour éviter les regards moqueurs. Les sièges de velours vermeil étaient presque tous occupés à présent.

Les portes de la grande pièce s’ouvrirent toutes seules. La directrice du collège, madame Dumoulin, et le directeur de l’établissement, monsieur Morin, firent irruption dans la salle. Ils n’étaient plus vêtus d’un tailleur ni d’un costume, mais de vêtements similaires à ceux des Belles Gens. Ils étaient suivis de cinq autres adultes habillés de la même manière, deux femmes et trois hommes.

L’une des femmes, vêtue de brun, portait un chapeau improbable, à larges bords et sur lequel une maquette de paysage bucolique était fixée. Alors qu’elle passait près de lui, Cédric remarqua que la rivière semblait véritablement faite d’eau courante. Il ouvrit des yeux ronds en apercevant une volée d’oiseaux de la taille d’un demi grain de riz s’envoler d’un arbre pour aller se regrouper de l’autre côté du chapeau, dont le centre formait une montagne.

L’autre femme possédait un accoutrement beaucoup plus strict, uniformément gris. Ses cheveux étaient rassemblés en un chignon lisse d’où ne s’échappait pas la moindre mèche. L’un des hommes, quant à lui, paraissait plus âgé que ses collègues, avec ses cheveux et sa barbe poivre et sel qui tendaient fortement vers le sel. Il portait une tunique orange et des bottes dépareillées. En passant, il adressait un sourire jovial aux élèves.

Les deux autres hommes étaient plus discrets. L’un habillé de bleu et au regard océan tellement profond qu’il en était dérangeant et l’autre paré de blanc et à l’air rêveur. Ce dernier paraissait faire partie des Belles Gens ; il arborait le même teint diaphane et marchait d’un pas particulièrement léger.

Une fois les cinq adultes montés sur l’estrade qui faisait face à l’armée de chaises rembourrées, la directrice parcourut l’assemblée d’un regard acéré. « Tous les élèves du côté non magique sont arrivés. Michel, tu peux fermer le miroir. » Le jeune magicien obtempéra et activa un levier. Une porte à double battants apparut et claqua sur le miroir. « Les élèves de ce côté ci sont présents également, continua madame Dumoulin. Fort bien. Nous allons pouvoir commencer. »

Le directeur de l’établissement s’avança alors à son tour, tandis que sa collègue lui laissait la place. « Chers élèves, je vous souhaite la bienvenue au sein du collège de magie des Alouettes. J’espère que vous allez passer une excellente et studieuse année auprès de vos professeurs. Ils vous encadreront de leur mieux et vous partageront leur érudition ainsi que leur savoir faire. Pour la majorité d’entre vous, vous ne connaissez pas encore la vie de ce côté du miroir, c’est pourquoi les sorties hors du collège seront sévèrement encadrées pour cette première année. De plus, nous ne pouvons pas vous laisser sortir par le miroir entre midi et deux ; les élèves du monde sans magie seront donc tous demi-pensionnaires. Je compte sur vous pour vous conduire de manière exemplaire et faire la fierté du collège des Alouettes. Je rends maintenant la parole à votre directrice.
– Merci monsieur Morin. »

Madame Dumoulin reprit place devant les élèves et leur expliqua : « Le matin, les cours commenceront à huit heures. Vous serez donc priés d’arriver au plus tard dix minutes avant. Les élèves de ce côté entreront par la grande porte et les élèves du monde sans magie entreront par ce miroir derrière vous. Je suis désolée pour lesdits élèves du monde sans magie, mais ils devront attendre jusqu’à dix-huit heures pour pouvoir quitter l’enceinte du collège. Sinon ils attireraient trop l’attention. Vous pourrez mettre ce temps à profit pour faire vos devoirs, notamment ceux que vous n’aurez pas l’occasion de faire dans le monde sans magie. Qu’est ce qui vous fait rire là-bas ? »

Les gloussements provenant des Belles Gens se turent instantanément sous le regard dur de la directrice. Certains affichèrent même une mine déconfite. « Je compte sur les élèves originaires de ce côté pour aider leurs camarades à se faire au monde magique. » Continua-t-elle. Jérémy leva le pouce à l’intention de Cédric, Stéphanie et Valentine avec un sourire fier, l’air de dire qu’ils pouvaient compter sur lui. « Vous allez être répartis en cinq classes [changer ça au début, avec le changement du nombre d’élèves etc] qui correspondent chacune à l’un des cinq éléments de base de la magie. »

Madame Dumoulin leur indiqua les tentures qui symbolisaient chacune un des cinq éléments. « Nous aurons la classe de l’air, de l’eau, du feu, de la terre et du brouillard. » A la mention du brouillard, Cédric, Stéphanie et Valentine échangèrent un regard surpris. Ils n’avaient jamais entendu parler du brouillard comme élément. Ils se seraient plutôt attendus à l’électricité ou le métal par exemple. Ils n’eurent pas l’occasion de poser la question à Jérémy car la directrice continuait son discours.

« Concernant les fournitures scolaires, nous allons vous les fournir. À la fin de cette réunion, une fois que vous aurez été répartis dans vos classes et que vous aurez signé le règlement intérieur, nous vous ferons une petite visite de l’établissement. Puis vous vous rendrez à la réserve où l’on vous remettra ce dont vous aurez besoin pour commencer l’année. »

Madame Dumoulin continua de leur expliquer comment allait se dérouler leur scolarité, mais Cédric commença à décrocher. Voyant une ouverture, Jérémy lui lança en chuchotant : « Tu pourras me raconter comment c’est de l’autre côté ? Et moi je te dirai tout sur ici. » Le garçon blond acquiesça avec un sourire. « Comment vous faites sans magie ? Continua le brun à l’air jovial.
– On a plein d’outils pour nous aider, expliqua Cédric.
– Et… »

Jérémy s’était montré trop enthousiaste. « Dites donc, les deux là-bas, c’est moi qui parle, les reprit sévèrement la directrice. Cédric Berger et Jérémy Rivière, je vous tiens à l’œil. » Elle avait l’air particulièrement sérieuse et les deux garçons reconnurent là une personne avec qui il ne fallait pas plaisanter. Le fait qu’elle connaissait leurs noms ne leur paraissait pas de bon augure non plus.

Madame Dumoulin reprit ses explications en gardant son attention sur les bavards. Son regard acéré les quitta bientôt pour scruter le reste des élèves pendant qu’elle parlait. « Chaque classe aura son professeur principal, mais vous serez amenés à les voir dans certaines matières. Je vous présente donc madame Dupont, professeure principale de la classe de la Terre. » Déclara la directrice en désignant la femme au chapeau improbable.

« Madame Verone, professeure principale de la classe du Brouillard. » Continua-t-elle en présentant la femme en gris à la mine sévère. « Monsieur Haut-Castel, professeur principal de la classe du Feu. » Le vieil homme adressa un clin d’œil à l’assemblée. « Monsieur Tani, professeur principal de la classe de l’Eau. Et monsieur Limael, professeur principal de la classe de l’Air. Maintenant, nous allons procéder à la répartition des élèves dans les classes. Je vais vous appeler un à un et vous irez rejoindre le professeur que je vous indiquerai. Y a-t-il des questions ? »

Un silence tendu lui répondit. Tous les élèves se sentaient soudain envahis du trac de savoir à quel élément ils allaient être affectés. Cédric remarqua, avec une pointe de jalousie, que Stéphanie et Valentine se tenaient fermement la main l’une de l’autre, craignant sans doute d’être séparées. Le garçon blond non plus ne voulait pas être séparé de la seule amie qu’il connaissait dans cet étrange collège.

 

1707 petits mots pour aujourd’hui ; il y aura beaucoup de choses à arranger, mais l’univers commence à prendre forme dans ma tête. Et si vous vous demandez comment les enfants vont être répartis dans les différentes classes : je n’en sais rien du tout et c’est stressant !

L’Avenir des Fées

Les deux adolescents se sentaient grisés par la vitesse, épicée d’un parfum d’interdit. Ils avaient subrepticement emprunté la motoneige de leurs grands-parents pendant que tout le monde était occupé à la réunion de famille. Le cousin, Jan, avait d’abord paru perplexe face à la discrétion de l’opération. Sa cousine, Edda, avait rapidement balayé ses craintes en lui assurant que la remise qui abritait l’engin était suffisamment éloignée de la maison familiale pour ne pas attirer l’attention. Ils avaient aussi dû se débarrasser de leurs cadets, mais cela s’avéra plutôt simple : les deux aînés étaient rodés à l’exercice.

Ils filaient à présent comme le vent, la motoneige fendant la piste immaculée qui bordait un petit bois. Il ne neigeait pas mais, hors du village, la nuit était noire et le phare avait bien du mal à repousser l’obscurité ambiante. La neige environnante paraissait étouffer un peu le bruit du moteur et les deux complices avaient l’impression de voler. Impressionnés par la nuit et la pression de la nature autour d’eux, les cousins ne laissaient pas échapper un seul son, se contentant l’un et l’autre de sourire jusqu’aux oreilles de ravissement.

Aucun d’entre eux n’aperçut la bosse qui leur fit quitter leur trajectoire. Ils furent projetés de leur monture qui, elle, se renversa sur le côté. La jeune fille, tombée sur le dos, avait le souffle coupé et luttait pour que l’air retrouve le chemin de ses poumons. Ce faisant, elle tourna la tête pour chercher Jan du regard. Il gisait sur le ventre, visiblement inconscient. Alors que l’oxygène se frayait de nouveau un accès dans son organisme, elle sentit le sol vibrer sous elle, comme s’il était martelé par des dizaines de maillets.

Edda se sentit soulevée de terre par des mains qui l’agrippèrent fermement. Elle voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Les mains la jetèrent sans ménagement en travers d’une selle. Le même traitement fut infligé à son cousin, puis chevaux et cavaliers changèrent de direction dans un ensemble parfaitement synchronisé. La horde disparut en passant entre deux arbres dépouillés de l’orée du bois, comme si elle avait passé un portail invisible.

La jeune fille constata avec surprise que l’autre côté, bien qu’aussi en proie à la neige, tout lui paraissait différent. Elle n’aurait pas su expliquer en quoi tout était dissemblable, pourtant. Cela créa chez elle une sensation de malaise. Edda se demanda brièvement si elle ne s’était pas cogné la tête en tombant et si son cerveau n’était pas en train de divaguer, mais la douleur qu’elle ressentait à chaque inspiration et les heurts du pas du cheval la rappelèrent presque aussitôt à la réalité.

Comme elle reprenait son souffle, elle commença à se débattre et à essayer de descendre de l’animal. Une main de fer l’entrava, ce qui la paniqua. La jeune fille se mit à ruer de plus belle, en se mettant à crier de sa voix retrouvée. Elle n’eut pas le temps de s’essouffler ; son ravisseur la jeta bientôt dans la neige, qui amortit sa chute. Jan la rejoignit, sa chute lui arrachant un grognement. Il papillonna des paupières et jeta un regard hébété autour de lui. Ce qu’il vit le laissa aussi perplexe que sa cousine. Ils se trouvaient dans une clairière enneigée, entourés par des cavaliers vêtus comme dans l’ancien temps et dont les chevaux ne laissaient pas d’empreinte de sabot dans la poudreuse. Partout, des lucioles argentées flottaient paresseusement.

Jan poussa un nouveau grognement en se tenant la tête d’une main. Edda espéra qu’il n’avait pas fait une mauvaise chute et se précipita pour le soutenir. Lorsqu’elle releva la tête, la plupart de leurs ravisseurs avaient disparu. Il n’en restait que deux, dont l’un mit pied à terre et se posta devant eux pendant que l’autre, resté sur son cheval, leur tournait autour. En levant les yeux sur l’homme qui se tenait devant eux. Son visage, encadré d’une blanche chevelure vaporeuse, était d’une perfection presque dérangeante. Ses oreilles aussi sortaient du commun : effilées et pointues.

« Vous êtes bien audacieux de vous être aventurés près d’un portail des fées une nuit de pleine lune, déclara-t-il aux cousins en parlant avec un fort accent et d’un ton sévère.
– Quoi ? Émit Jan dont la conscience n’avait pas encore totalement fini d’émerger.
– Audacieux ? Pouffa la cavalière qui était restée sur sa monture. J’aurais plutôt dit inconscients.
– Nous ne savions pas que nous étions sur une propriété privée, confessa Edda d’une voix blanche. Laissez-nous partir, vous n’avez pas le droit de nous garder ici !
– Ce sera au Roi et à la Reine d’en décider, décréta l’homme qui leur faisait face. Mais nous sommes bienveillants : en général, nous gardons les enfants humains que nous trouvons avec nous. Ils deviennent des suivants de la famille royale.
– Quoi ? Mais non ! S’écria la jeune fille. Vous ne pouvez pas enlever les gens comme ça ! Et je n’ai pas envie d’être une simple suivante.
– C’est pourtant un grand honneur de servir le Roi et la Reine, s’étonna son interlocuteur.
– Humains ingrats… » Lâcha dédaigneusement la cavalière qui avait arrêté de leur tourner autour et avait posté son cheval à côté de son congénère.

L’homme aux oreilles pointues la fit taire et reprit, à l’intention des deux adolescents accroupis dans la neige, en parlant lentement d’un ton patient : « Le couple royal vous considèrera comme ses enfants et vous serez choyés.
– Nous avons déjà des parents, pointa Jan en le fixant d’un regard impavide. Qui s’occupent de nous.
– Vous ne manquerez de rien ici, continua d’argumenter l’étrange créature.
– Nous ne manquons déjà de rien, précisa Edda. Et nous n’avons aucune envie de rester ici.
– Pourtant, même les enfants de grands Seigneurs et Dames que nous avons amenés ici ne souhaitaient pas repartir, persista l’homme qui sentait que la conversation lui échappait peu à peu. Tous ont trouvé ici ce qui leur manquait là-bas.
– On peut devenir astrophysicien, ici ? S’enquit Jan d’un air dubitatif.
– Vous avez l’accès à Internet au moins ? » Ajouta sa cousine d’un ton d’où perçait le doute.

Les deux cavaliers échangèrent un coup d’œil médusé mêlé d’incompréhension. Ils n’avaient jamais eu l’occasion d’avoir une telle conversation avec des jeunes humains aussi impudents et ils en étaient complètement déconcertés. De plus ils n’avaient jamais entendu parler de ces choses aux noms compliqués qu’ils avaient déjà oubliées. Se reprenant rapidement, la femme remua les doigts. Un petit nuage de poussière dorée jaillit de ses mains pour envelopper les adolescents.

 

Edda se redressa en sursaut dans la neige. Elle balaya rapidement les alentours du regard, plissant les yeux lorsqu’ils croisèrent l’intense lumière prodiguée par le phare de la motoneige renversée. Son cousin était étalé sur le ventre, inconscient. La jeune fille se leva pour aller le secouer. À son grand soulagement, il se réveilla presque aussitôt. Ils se redressèrent tous les deux, encore un peu hébétés, et constatèrent que des flocons commençaient paresseusement à tomber. D’un accord tacite, ils entreprirent de redresser le véhicule et de l’enfourcher pour rentrer.

Plus tard, ils conviendraient de garder le silence sur cet étrange évènement. Pour le moment, ils conduisaient en silence en fendant prudemment les flocons, le vent sifflant à leurs oreilles, ressemblant parfois à des voix. S’ils avaient été attentifs, ils auraient entendu des questionnements troublés dans la brise nocturne : « Les humains ont changé, devons-nous changer aussi ? Qu’est ce qu’un astrophysicien ? Est-ce encore lié à une nouvelle pseudo-science dont les humains avaient le secret ? Est-ce qu’Internet était un récent plat typique ? Qu’avait-il donc bien pu se passer depuis toutes ces années où les fées n’avaient pas mis le pied hors de leur royaume ? » Mais les adolescents restèrent sourds aux interrogations féeriques.

NaNoCamp Avril 2017 J+19 : Préquelles Arkhaiologia

Elle n’eut pas l’occasion de vraiment connaître Geb l’égyptien. Après les avoir réunis et leur avoir légué leur héritage, les anciens se retirèrent presque aussitôt. Ils leur avaient laissé toutes leurs connaissances et, même, quelques conseils. Les nouveaux, étant des inconnus provenant des quatre coins du monde jusqu’alors, prirent alors le temps de faire connaissance. Après tout, puisqu’ils allaient passer les dizaines – ou centaines, ou plus – d’années ensemble à travailler pour aider l’humanité, autant essayer de se rapprocher les uns des autres. Il s’avéra qu’ils étaient tous en phase les uns avec les autres, ce qui les encouragea ; les anciens leur avaient dit que tel n’avait pas toujours été le cas. La jeune femme laissait sa mémoire revenir peu à peu, sans les presser malgré son impatience.

Yingana laissa ses vieux souvenirs de côté en arrivant au sommet de la colline et en découvrant le panorama qui s’offrait à elle. Une cité s’étendait à ses pieds. Elle n’en avait jamais vu une aussi étendue, ni aussi lumineuse. Pourtant, il ne devait pas se trouver de grande ville près de l’endroit où elle se trouvait pensait-elle. Yingana était sensée se trouver au nord des contrées qui avaient vu naître son ami Chaahk. Et les plaines nord de ce grand continent n’étaient peuplées que de petits villages et de tribus nomades. Elle s’assit, toujours environnée de son essaim de fées et, comme tous les autres à un moment, elle se posa la question de combien de temps elle avait dormi.

 

Dans le froid sibérien, une main à la peau d’ébène jaillit de la neige. Le corps, nu, suivit peu après, grelottant furieusement. L’homme était grand et très visible au milieu de la neige. Sachant qu’il allait souffrir s’il restait ainsi dans l’atmosphère glaciale – tout en étant étonné de ne pas être déjà mort – il inspecta le soleil à la recherche du sud. L’ayant trouvé, il partit instinctivement dans cette direction en courant, ignorant les morsures de la neige sous ses pieds et celles du froid sur les autres parties de son corps athlétique. Il n’avait aucune idée de ce qu’il faisait nu au milieu de la neige, ni de l’endroit où il se trouvait. Ce qui le perturbait le plus était qu’il ne savait pas non plus son nom, ni comment il survivait dans ce froid mortel.

L’homme repoussa ses pensées qui le déconcentraient. Il était déconcerté, mais s’était fixé l’objectif de trouver d’autres êtres humains ; c’était ce qu’il y avait de plus pressant en l’état, estimait-il. Lorsqu’il commença à fatiguer, il avait déjà avalé plusieurs dizaines de kilomètres. La force de ses muscles étant surhumaine, il faisait d’immenses foulées. Le coureur en était lui-même surpris ; il ne s’attendait pas à autant de puissance.

NaNoCamp Avril 2017 J+17 : Préquelles Arkhaiologia

La nuit noire n’était pas aussi noire que ce à quoi Yingana s’attendait et ce, malgré le petit essaim de fées qui virevoltaient autour d’elle en bourdonnant doucement. Elle n’avait pas l’habitude d’être empêchée de contempler les étoiles à sa guise. Du moins, en avait-elle la sensation. Elle avait du mal à rassembler ses souvenirs et ses pensées, comme si elle dormait encore à moitié après une trop longue nuit de sommeil. La lumière qui l’empêchait de voir les étoiles provenait de derrière les collines. Yingana était intriguée : elle n’avait jamais rien vu qui pouvait causer une telle luminosité. Intriguée, elle décida de se rendre dans cette direction.

Athlétique et habituée depuis sa plus tendre enfance à galoper dans l’immensité de ce qui était à présent nommée l’Australie, la jeune femme arriva rapidement aux collines qu’elle commença à gravir. La faune et la flore d’ici étaient très différentes de celles dont elle avait eu l’habitude étant petite. Jusqu’à ce qu’elle fasse la rencontre qui allait changer sa vie, en même temps que lui faire visiter le monde entier. Elle avait cru rêver lorsque cet homme, lourdement maquillé autour des yeux, richement doté de bijoux de métaux brillants et portant des vêtements d’une matière blanche flottante qu’elle ne connaissait pas, s’était retrouvé face à elle. Il s’était présenté comme Geb et lui avait dit qu’elle était la personne qui allait lui succéder.

Ce qu’il lui avait révélé ensuite avait bouleversé la vision du monde de la jeune femme. [Petite explication à propos des huit dieux qui se font passer pour diverses divinités]

NaNoCamp Avril 2017 J-5 : Préquelles Arkhaiologia

[Spoil sur la suite d’Arkhaiologia]

L’amie de Valentin avait eu l’air désemparée. Malheureusement, celui-ci n’avait pas eu d’explication satisfaisante à lui proposer ; rien dans les diverses légendes ne donnait d’explication. Tout cela n’empêchait pas le jeune homme d’être fasciné par les petites fées. Béatrice le laissa en emporter une chez lui. Son laboratoire en détenait beaucoup trop et des gens continuer d’en apporter. Personne ne remarquerait la disparition de l’une d’entre elle. La jeune femme en relâchait même régulièrement. Ces jours-ci on trouvait de ces fées de partout. Sauf que personne ne connaissait le moment où elles étaient apparues et les spécialistes n’avaient aucune idée de ce qui avait causé leur apparition.

Les fées n’étaient pas les seuls êtres folkloriques à être subitement apparus. La plupart des antiques sites de culte et autres zones archéologiques avaient été fermés au public et étaient désormais sous surveillance. Les régions un peu isolées qui dépendaient de ce tourisme pour vivre commençaient déjà à subir le contrecoup de ces fermetures et à doucement péricliter. Ne venaient plus chez eux que les curieux écervelés en quête de sensations fortes.

La fascination pour l’apparition des créatures légendaires était teintée de beaucoup de craintes. De partout on ressortait les vieux livres de contes pour tenter d’en savoir plus ou de deviner quelles allaient être les prochaines apparitions. Beaucoup craignaient l’avènement de monstres comme les dragons, ce qui était une perspective pour le moins inquiétante. Le bruit courait aussi que certaines personnes commençaient à développer certaines aptitudes surhumaines. Des vidéos de démonstrations et de témoignages fleurissaient partout sur la toile, mais là-dessus il était toujours difficile de démêler le vrai du faux.

Valentin ne savait trop que penser de tout cela. Concentré sur son travail, il avait l’impression de vivre un peu isolé de toutes ces choses, comme s’il vivait sur un autre monde et qu’il n’était qu’un lointain spectateur. Et pourtant une petite fée se tenait, assise en tailleur, sur sa table basse. Du bout du doigt, il caressa délicatement la tête de la créature, qui poussa une trille de plaisir. Le jeune homme esquissa un sourire attendri, qui s’élargit lorsque la fée attrapa d’un air péremptoire le doigt qui avait arrêté de lui grattouiller la tête, pour lui signifier de continuer. Valentin s’exécuta.

Il fut interrompu par son téléphone. L’appareil lui indiqua qu’il s’agissait de Béatrice. Il fit glisser son doigt vers le haut de l’écran pour projeter l’appel au dessus du téléphone, sur un hologramme représentant son écran. Le visage de son interlocutrice s’afficha dans les airs. La jeune femme avait la tête appuyée sur une main, tenant visiblement son téléphone de l’autre. Plusieurs mèches brunes s’échappaient de la barrette qui maintenait ses cheveux relevés. « Salut ! Lança-t-il à son amie.
– Coucou, lui répondit-elle d’un ton fatigué. Tu t’amuses bien avec ta nouvelle amie ? » La petite fée était en train d’essayer d’attraper l’hologramme. Elle était visiblement frustrée de constater qu’elle ne pouvait pas le saisir et pépiait son mécontentement en voletant furieusement autour.

« Oui, je crois qu’elle s’adapte petit à petit.
– Tu lui as trouvé un nom ?
– Pas vraiment, avoua Valentin. Je l’appelle souvent râleuse. Elle ronchonne tout le temps ! Tu aurais pu me trouver une fée de meilleure composition.
– C’est toi qui l’a choisie, rétorqua la jeune femme en plissant les yeux avec un sourire en coin.
– Il faut croire que j’aime bien les râleuses. » Acquiesça le jeune homme avec un clin d’œil.

Son amie pouffa de rire et reprit : « Puisque tu aimes bien les râleuses, ça te dirait de venir manger une pizza à la maison ?
– C’est une bonne idée, surtout que mon frigo est vide.
– Dépêche-toi alors. » Lui enjoignit Béatrice en coupant la conversation. L’hologramme se coupa automatiquement, pour le plus grand plaisir de la fée qui pensait que c’était de son fait.

Valentin ne se leva pas tout de suite. Il fixa la petite créature qui se pavanait en se demandant à quel point ce serait une mauvaise idée de la laisser hors de sa cage pendant son absence. Elle paraissait tellement plus contente dehors ! Sur une impulsion, il se redressa pour aller ouvrir une fenêtre. Valentin échangea un bref regard avec la fée qui le contemplait d’un air perplexe, la tête penchée sur le côté. Puis il attrapa ses affaires et s’en fut rejoindre son amie.

Alors qu’il était en bas de son immeuble, son téléphone se mit à vibrer. Le jeune homme jeta un œil à l’appareil. Il s’agissait d’un message provenant de la centrale de son appartement, qui lui indiquait qu’il avait laissé une fenêtre ouverte et lui demandait s’il voulait que la centrale la ferme pour lui. Il appuya sur « non », suite à quoi un deuxième message l’informait que son ordre avait bien été pris en compte et que l’application lui poserait de nouveau la question en cas d’intempéries. Valentin haussa les épaules et rangea son téléphone.

Béatrice n’habitait pas très loin ; en marchant d’un bon pas, il n’en eut que pour quelques minutes. La porte de l’immeuble de la jeune femme s’ouvrit automatiquement à son approche et, quelques secondes plus tard, il se retrouvait assis sur un pouf moelleux, devant une énorme pizza fumante. C’était beaucoup mieux que la précédente perspective du lait et de la boîte de conserve. Les deux amis paraissaient aussi las l’un que l’autre, mais de manger leur rendit un peu de leur vitalité.

Une fois qu’ils furent un peu rassasiés, Béatrice s’enquit : « La rédaction avance bien ?
– Oh oui, je vais avoir terminé dans les temps, répondit Valentin en cherchant comment changer de conversation.
– Ça n’a pas l’air de te réjouir.
– Pas vraiment, c’est vrai. Tout cela m’ennuie…
– Pourtant, tu aimes bien ton sujet, non ?
– Oh oui, il est passionnant ! Il y a tellement de choses intéressantes à étudier dans le folklore, surtout depuis toutes ces… Apparitions.
– Ne m’en parle pas, se plaignit la jeune femme. Aucune de ces créatures ne fonctionne comme un animal normal, c’est perturbant.
– Tu exagères, la gourmanda Valentin.
– Oui oui, j’exagère, concéda-t-elle. Ce sont surtout ces petites fées qui me perturbent.
– Certainement parce que ce sont elles que tu étudies en ce moment…
– Oui, mais comment se fait-il que certaines aient des ailes de papillon, plusieurs espèces de papillons qui plus est, et d’autres de libellules ? Il y en a même d’autres d’espèces que je ne connais pas, mais qui ont des caractères plus primitifs.
– Tu rumines encore ?
– J’aimerais comprendre surtout. » Soupira Béatrice en terminant sa pizza.

NaNoCamp Avril 2017 J-7 : Préquelles Arkhaiologia

[Spoil sur la suite d’Arkhaiologia]

Valentin se laissa partir en arrière sur sa chaise intelligente, qui s’adapta aussitôt à sa nouvelle position. Toute la bibliothèque universitaire avec été équipée de ces chaises ergonomiques qui faisaient partie de tous les bureaux, mais manquaient aux étudiants du campus. Toutes les salles de l’université ne pouvaient pas être ainsi équipées. Seule la bibliothèque disposait de ces sièges intelligents. Malgré tout le confort de sa chaise, le jeune homme poussa un profond soupir, passant plusieurs fois ses mains sur son visage jusqu’à son cuir chevelu, qu’il gratta machinalement. Une grande lassitude l’habitait.

Tout se passait pourtant bien pour lui. Il n’avait plus que quelques mois avant de devenir un docteur à part entière. En attendant, il avait pratiquement terminé la rédaction de sa thèse et s’en sortait plutôt bien en tant que chargé de travaux dirigés. Ce n’était pas le cas de tous ses camarades ; il devrait se sentir satisfait au lieu de se sentir las. Valentin n’avait pas l’impression de s’épanouir et craignait de s’être déjà enferré dans une routine ennuyeuse, ce qui était dommage à son âge. Tout l’ennuyait de toutes façons.

Il avait peut-être juste passé trop de temps dans cette bibliothèque. Pas qu’elle était désagréable puisqu’elle était spacieuse, lumineuse et récemment rénovée ; il devait juste avoir passé trop de temps enfermé. Rassemblant rapidement ses affaires, il se sentit plus las que jamais. L’air extérieur fut le bienvenu et le jeune inspira profondément, espérant se libérer l’esprit. Il était encore tôt dans l’après-midi et, ne sachant que faire, il s’installa dans l’herbe du campus qui s’étendait devant la bibliothèque, sous un arbre. Après quelques minutes à contempler les déambulations des étudiants, Valentin sentit ses paupières s’alourdir. Il se laissa aller sur l’herbe, utilisant son sac comme oreiller, et s’endormit presque aussitôt.

La sieste lui fit du bien, mais il s’était couché sur un caillou et avait quelques côtes endolories. En grommelant, le jeune homme se leva pour se rendre chez lui, quelques rues plus loin. « Hé, salut toi ! » Lança-t-il en ouvrant la porte de son domicile. Depuis la cage posée sur la table, un petit bruit entre le couinement et le roucoulement lui répondit. Il s’avança pour jeter ses affaires sur le canapé et, alors qu’il progressait dans son appartement, la centrale mit la musique en route. Valentin songea brièvement qu’il devrait programmer d’autres pistes ; il commençait à se lasser des airs qui se lançaient à chaque fois qu’il rentrait.

Le jeune homme se pencha sur la cage pour en libérer la petite créature. À peine eut-il ouvert la porte qu’une boule dorée s’en échappa comme une balle. « Ne fais pas de bêtises ! » Lança-t-il tout en sachant que son ordre était inutile : elle n’en ferait qu’à sa tête. Avec un sourire attendri, il s’étira machinalement et se dirigea mollement vers le coin cuisine pour inspecter le contenu de son réfrigérateur en quête de quelque chose à boire. Comme il avait fait une sieste au lieu de faire des courses en rentrant, il ne restait qu’un demi-litre de lait. Il décida que cela ferait bien l’affaire et ouvrit ensuite un placard à la recherche de quelque chose à grignoter pour accompagner son lait.

Il n’y avait pas grand chose. Valentin réfléchit un instant à ouvrir une conserve quelconque, avant de réaliser que s’il buvait son lait maintenant, il n’en aurait plus pour le petit-déjeuner. Poussant un grognement, il se gratta la tête en se demandant s’il avait envie de ressortir. Tout à ses réflexions, il faillit ne pas remarquer la masse légère qui avait atterri sur son cuir chevelu et se frayait un passage à travers ses boucles brunes. Tout paraissait se liguer contre lui : il ne pouvait pas sortir maintenant que la petite créature qu’il s’échinait à apprivoiser depuis des semaines semblait enfin s’attacher à lui. Il s’assit précautionneusement sur son canapé après avoir rangé son lait à regret. Délicatement, il passa la main dans ses cheveux pour cueillir sa petite compagne et la poser sur la table basse.

La créature s’assit en tailleur et lui rendit son regard. Nue, elle avait une apparence humanoïde féminine lorsque l’on n’y regardait pas de trop près. Lorsqu’on l’inspectait plus avant, le corps paraissait avoir été modelé par quelqu’un qui aurait voulu copier une femme de mémoire, sans savoir à quoi servaient les seins, ni ce qui était sensé se trouver entre la ceinture et les jambes. De plus, la créature était totalement glabre. Les cheveux et les sourcils n’en étaient pas vraiment. Les sourcils semblaient finement dessinés, comme pour une poupée de porcelaine et les cheveux ressemblaient plutôt à du duvet. Le plus étonnant du point de vue anatomique étaient la légère lumière que la créature émettait en permanence et les ailes de papillon qui jaillissaient de son dos. Les omoplates étaient doubles et se répartissaient entre les épaules et les ailes.

Toute cette étrange faune qui se multipliait depuis quelques années rendait sa consœur Béatrice, qui étudiait sous la férule des – récents – spécialistes en nouvelles espèces animales, perplexe. Plus qu’une consœur, elle connaissait Valentin depuis le collège. À cette époque ils voulaient tous les deux être vétérinaires. Au fil des ans, l’une s’était dirigée vers l’étude des nouveaux spécimens et l’autre était devenu spécialiste en bestiaire folklorique. Contrairement à ce qu’ils pensaient en choisissant leurs filières respectives, leurs spécialités les amenaient à travailler régulièrement ensemble. Il faut dire que, lorsqu’ils avaient choisi leurs voies, l’apparition des créatures de contes de fées n’était encore qu’une rumeur.

Les mentors de Béatrice avaient créé de nouvelles familles pour pouvoir classer cette faune issue des mythes et légendes. La jeune femme avait été vraiment décontenancée en étudiant les petites fées – pour reprendre leur dénomination folklorique – comme celle qui vivait à présent chez Valentin. Elles n’étaient pas des mammifères malgré leurs apparences féminines pour les unes et masculines pour les autres. Mais leurs mamelles n’étaient pas fonctionnelles et ces créatures, celles d’apparence féminine, pondaient des œufs mous par grappes.

Rien ne les rapprochait des reptiles, ou des batraciens, ou des oiseaux, ou même des poissons. Béatrice avait essayé de démontrer qu’ils étaient plus proches des insectes en se basant sur leurs ailes et d’autres détails qui dépassaient un peu Valentin, mais force avait été de constater qu’ils ne faisaient pas partie de cette famille là non plus. « On dirait que quelqu’un a à moitié modelé ces créatures et à moitié collé des morceaux de créatures existantes, s’était-elle plainte un jour. Ils n’ont pas l’air totalement… naturels, pour ainsi dire, mais je ne connais personne qui ait la connaissance ou la technologie pour créer des bestioles pareilles. »