Les nuits, Siegfried chantait souvent avec les loups. Plus il se sentait préoccupé, plus il répondait à leurs appels. C’était ce qu’il avait l’intention de faire pour fuir les questions dérangeantes de Riulf. Peut être parce qu’il avait la tête ailleurs, l’aelfe ne perçut pas le danger, lui d’habitude si attentif, jusqu’à ce qu’un filet lui tombe dessus. Il sortit instantanément sa lame en corne de narval pour en trancher les mailles, mais des cordes vinrent rapidement en renforts au filet et de bouger l’entortillait plus que cela ne le délivrait. En quelques secondes à peine, il se retrouva totalement immobilisé et encerclé de chasseurs goguenards, fiers de leur prise. Les aelfes étaient difficile à capturer. Ils commençaient déjà à se taper dans le dos et à rire de satisfaction.
Siegfried maudit son inconscience. Que ne s’était il pas été montré plus prudent ? A quoi servirait le sacrifice de sa mère si il se faisait attraper par Ull sans avoir pu mettre fin à son horrible moisson ? Ecumant, il fut emmené sans autre forme de procès, comme une bête de somme, sa précieuse lame confisquée. Ses ravisseurs n’eurent pas le temps de se réjouir de leur capture que des voix se mirent à retentir dans les bois. « Hoho qu’avons nous là ? claironna une première voix.
– De petits êtres qui s’aventurent dans nos bois sans vergogne, ajouta la deuxième voix sur un ton moralisateur.
– Ceux qui entrent sans autorisation s’exposent à notre colère, tonna une troisième voix beaucoup plus grave et caverneuse que les deux premières.
– Et que leur fait on à ceux qui s’exposent à notre colère, hein ? Que leur fait on ? reprit la première voix avec des accents hystériques. Hein ? Qu’allons nous leur faire ? Ha ha ha ha haaa ! » La voix continua de rire encore et encore, d’un rire fou apparemment sans fin. Les braconniers ne paraissaient pas très courageux tout d’un coup. Des voix dont ils ne pouvaient déterminer l’origine avaient de quoi les inquiéter. Surtout l’hystérique. Les petits humains se pelotonnaient les uns contre les autres, inquiets. Ses geôliers se montraient bien pitoyables, l’aelfe serra les dents. Néanmoins ils ne se débandaient pas, malgré les efforts de Svart, Mørk et Riulf pour les effrayer.
Constatant que malgré les menaces il ne se passait pas grand chose, les chasseurs commencèrent à reprendre contenance. Siegfried jura intérieurement. En se rendant compte que leur stratagème ne fonctionnait pas, l’ours et les corbeaux allaient passer à l’attaque et l’aelfe n’aimait pas cette idée. Ils allaient devoir beaucoup trop s’exposer et cela l’inquiétait. Mørk continuait inlassablement de faire retentir les bois de son rire de forcené. Tous s’arrêtèrent de nouveau lorsque Riulf lança d’une voix tonitruante : “Vous allez tous périr !” Une énorme masse brune fit irruption et bouscula les humains comme de vulgaires fétus de paille. Mais ceux ci étaient nombreux et paraissaient très expérimentés. Les chasseurs restés debout s’attaquèrent immédiatement à l’ours. “Va-t-en ! C’est dangereux !” cria l’aelfe au vane. Ce dernier l’ignora, enragé qu’il était par le combat. Alors qu’il s’apprêtait à aller aider son ami malgré ses mains liées dans le dos, Siegfried sentit des griffes se planter dans ses mains. Svart – ou peut être Mørk – s’employait à cisailler la corde à grand renfort de coups de bec.
Le temps que l’oiseau parvienne à délivrer son maître, Riulf avait déjà écopé de plusieurs blessures. Les chasseurs apeurés avaient plus l’intention de sauver leurs vies que de capturer le fauve qui les attaquait. L’aelfe sentit ses liens se distendre. Il ne perdit pas un instant et se mit à l’oeuvre, avec ses poings puisqu’il ne disposait plus de sa lame. Siegfried avait subi un entrainement de guerrier et, même désarmé, il se montrait un adversaire redoutable. Il libéra rapidement le vane ours de ses assaillants. Le sang du jeune Riulf gouttait d’innombrables blessures, mais il tenait bon. Face à l’aelfe et à l’ours, sachant que Mørk continuait à rire de manière hystérique pour déconcerter les braconniers, ces derniers commencèrent à battre en retraite. Un seul ne parvint pas à disparaitre dans les bois ; Riulf le maintenait de ses puissantes pattes. Alors que l’homme criait de peur, l’ours approcha sa gueule sanglante et lui arracha la corne de narval recouverte d’acier qu’il tenait de ses deux mains. Il laissa s’enfuir le chasseur effrayé et tendit la précieuse lame à Siegfried. « Merci mon ami, déclara chaleureusement l’aelfe. Partons d’ici et trouvons un endroit calme où je pourrai m’occuper de tes blessures. »
Ainsi firent ils. Certaines des plaies de Riulf parurent profondes à Siegfried. Il le soigna comme il le put, mais le jeune ours avait besoin de repos pour sa cicatrisation. « Riulf, lui dit alors l’aelfe. Tu ne peux pas continuer de me suivre avec ces blessures.
– Bien sûr que si, elles ne me dérangent pas pour marcher, argumenta l’ours.
– Je le sais bien, repartit Siegfried. Ce n’est pas de cela que je m’inquiète. Mais j’ai besoin d’un puissant guerrier à mes côtés. Ce que tu seras sans conteste une fois guéri. » Le vane ne répondit pas, mais l’aelfe sentit que ses mots avaient fait mouche. Ce jeune là avait envie de se rendre utile et il avait aussi grandement apprécié le compliment. L’aelfe reprit : « Une fois que je serai prêt à repartir en guerre contre Ull, je ferai appel à toi. En attendant, va reprendre des forces.
– Et vous, qu’allez vous faire ? s’enquit l’ours.
– Je vais aller me mesurer une fois de plus à Ull, répondit Siegfried. Et puis, j’irai retrouvai Fen.
– Fen ? Qui est ce ? demanda Riulf.
– C’est la nounou de son petit frère Bård, gloussa Mørk.
– Oh. » Le vane avait compris que Siegfried rechignait toujours à parler de son frère, mais qu’il comptait néanmoins faire appel à lui. Il trouvait cela réjouissant. Il hocha solennellement sa grosse tête brune.
Ils firent leurs adieux. Mørk se répandit en pleurs et reniflement. Svart le consola en lui promettant qu’ils retrouveraient très bientôt leur ami Riulf. Leurs chemins se séparèrent. « Maître, l’interpella Svart alors qu’ils se dirigeaient vers le bois d’ifs de l’ase Chasseur.
– Qu’y a-t-il ?
– Comptez vous réellement faire appel à Riulf lors de votre prochain combat contre Ull ?
– Bien sûr que non Svart, répondit Siegfried. Ses blessures étaient l’opportunité rêvée pour l’envoyer au loin en sécurité.
– Il risque d’être vexé, nota le corbeau.
– Sa sécurité m’importe plus que son amour propre, balaya l’aelfe.
– Ce n’est pas gentil gentil gentil ! Oh non, pas gentil gentil gentil ! » chantonna Mørk en voletant joyeusement d’arbre en arbre. Siegfried l’ignora.
Une fois sortis des bois, ils arrivèrent rapidement en vue de la forêt d’ifs qui changeait de place selon les caprices de Ull. Ils se postèrent en vue de la lisière, attentifs à la présence de Skadi, la géante qui protégeait l’accès au bois d’ifs. Ils restèrent en surveillance pendant de longues heures, jusqu’à ce qu’enfin un convoi de braconniers viennent rendre compte à la géante au fouet de leur butin pour Ull. Siegfried saisit cette occasion de pénétrer dans la forêt magique de l’ase, en compagnie des deux corbeaux. Une fois entre les ifs, il savait que d’autres dangers l’attendaient. Il envoya les oiseaux en éclaireur et glissa comme une ombre au milieu des arbres. A cause des meutes du Chasseur qui vagabondaient de partout, l’aelfe dut emprunter plusieurs chemins détournés. Attentif au moindre bruit suspect, il progressait avec circonspection. Au bout d’un très long moment, Siegfried arriva enfin dans la clairière centrale de la forêt d’ifs, où Ull rêvassait, une main soutenant sa tête et sa chevelure noire flottait dans la brise. Ce dernier se redressa immédiatement lorsque l’aelfe fit irruption dans son sanctuaire. « Que le jour te soit bon, fils de Doelyn, le salua-t-il de sa voix charmeuse. As tu enfin décidé de te soumettre comme le fit ta mère ?
– Elle ne s’est jamais soumise, s’énerva Siegfried. Ne prononce plus jamais son nom devant moi, tu le souilles et je ne le tolère pas.
– Bon, l’apaisa Ull. Que viens tu faire ici alors, si ce n’est pour me prêter ta force ?
– Je viens de nouveau mesurer ma force contre toi, répondit l’aelfe d’un ton dur.
– Tu sais que tu ne peux pas lutter contre moi, lui dit l’ase de sa voix toujours charmeuse. Je vais te vaincre et absorber ta force. Pourquoi cherches tu à compliquer les choses ?
– Tu ne comprendrais pas. »
L’aelfe se mit en garde face à Ull, qui lui sourit gentiment. Irrité de ne pas être pris au sérieux, Siegfried attaqua le premier. L’ase l’esquiva sans peine, comme si il s’agissait d’un jeu. Ils échangèrent quelques passes d’arme en guise d’échauffement. Puis Ull fit accélérer le mouvement. Petit à petit d’abord, puis de plus en plus rapidement. L’aelfe étant un guerrier agile – même pour ceux de sa race – il parvint à suivre la cadence pendant un bon moment. Mais l’ase restait un ase et personne ne pouvait surpasser un ase. Siegfried commençait à se fatiguer. Svart et Mørk, perchés sur une branche voisine, s’apprêtaient à intervenir. L’aelfe trébucha et les corbeaux se jetèrent à la rescousse. Mais Ull les balaya. « Pensiez vous vraiment que vous arriveriez à vous en sortir de la même façon que la dernière fois ? » L’ase paraissait sincèrement étonné. Les oiseaux, qui avaient été projetés contre des troncs, reprenaient difficilement conscience. Ull hocha la tête d’un air navré et tourna de nouveau son attention sur Siegfried. « Prépare toi, enfant de Doelyn. » L’ase brandit son couteau de chasse.
Une masse brune et poilue posa sa grosse patte devant l’aelfe, en signe de protection. Ull hésita à peine et planta sa lame dans le cuir de l’ours. « Mais, que… ? balbutia Siegfried.
– Part, souffla Riulf. Tu ne peux plus rien pour moi. » Il fallut un simple coup d’oeil à l’aelfe pour se rendre compte que le vane avait raison. L’ase avait tranché une artère vitale et l’ours perdait rapidement de ses forces, en même temps que son sang qui se répandait au sol, sous le regard de convoitise de Ull. Il n’eût qu’une seconde d’hésitation avant de faire volte face et de courir, attrapant les corbeaux sonnés au passage, avant de disparaître dans la forêt. Il jeta un bref regard en arrière. Riulf avait repris sa forme humanoïde, un genou en terre. Ce fut la dernière image qu’il emporta du jeune vane ours. Pourquoi ne l’avait il pas écouté et n’était il pas allé passer sa convalescence dans un endroit en sécurité ? Pourquoi était il venu se mettre sous la lame de Ull ? Siegfried jura, alors que la culpabilité montait dans son coeur. Pourquoi ne l’avait il pas directement rabroué lorsqu’il l’avait sauvé de ces braconniers humains ? Le sentiment que cet ours dévoué était mort par sa faute commençait déjà à ronger l’aelfe. Son orgueil lui jouerait des tours, lui avait un jour dit Fen. Il avait la prétention qu’il pouvait lutter seul contre Ull et il avait eu tort. Il n’en courut que plus rapidement, animé par l’énergie de la rage.
Et puis un bébé prologue est sorti subrepticement de son oeuf sans que je m’en rende compte :
« Il est dit qu’un jour, l’hiver verra son temps tripler et qu’il sera sans lumière. Qu’une immense bataille aura lieu. Que les ases eux mêmes y participeront et mourront sur ce champ de mort qui les attend. Que le monde sera submergé par les flots et transformé en cendres par les flammes.
“Cette fin du monde tel que nous le connaissons, tout le monde lui donne le nom de Ragnarök. Tout sera sans dessus dessous. Les frères et soeurs se battront entre eux jusqu’à la mort. Tous attendront en vain le printemps. Ce sera un temps où l’acier règnera, par les haches et les épées, mais aucun bouclier ne parviendra à protéger quiconque de la mort. Tous seront pris dans la tourmente, les tempêtes et les hurlements des loups. Personne ne sera épargné, tous auront à souffrir du Ragnarök. La plupart en mourront et n’assisteront pas au monde nouveau qui suivra la fin de l’ancien monde. »
Doelyn l’aelfe soupira.
« Et pourtant, un ase rebelle refuse ce destin sombre et tout tracé qui s’offre à lui et aux autres. Il se propose de nous sauver tous. Il veut éviter Ragnarök. Pour cela, il a besoin de puissance. De beaucoup de puissance. »